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LA LOGIQUE DU VRAI

de règles : on dit les règles de la médecine, les règles de la comédie, — règles qu’un bon médecin, un bon auteur dramatique savent infléchir sur les contours de leurs objets comme les règles de plomb traditionnelles. Mais on ne dit pas plus les règles de la philosophie que les lois de la philosophie. Penserons-nous que la philosophie a horreur de tout ce qui est déduction ? Mais on sait quel rôle la déduction pure a joué chez Platon, Descartes, Spinoza.

La vérité est que les sciences comportent des lois, que les arts comportent des règles, parce que ni les unes ni les autres ne constituent une expérience continue du réel, mais figurent des coupes sur le réel : lois et règles nous donnent des moyens d’action. L’homme instruit à qui manque le sens philosophique conclura que la philosophie est une illusion parce qu’elle ne nous donne ni lois, ni règles, à peu près comme le mathématicien disait d’Athalie : Qu’est-ce que cela prouve ? Les philosophes géomètres, comme Platon et Spinoza, ont essayé (ce n’est d’ailleurs qu’un aspect ou une partie de leur philosophie) de dépasser les lois et les règles, et de faire porter la philosophie sur les essences. Mais ils n’ont pu passer aux existences qu’en abandonnant ce point de vue. Si la philosophie dépasse les lois et les règles, c’est en somme par le même chemin que le simple bon sens, et Descartes avait raison de l’indiquer dès la première phrase du Discours de la Méthode. « Le bon sens, dit M. Bergson, consiste à savoir se souvenir, je le veux bien, mais encore et surtout à savoir oublier. Le bon sens est l’effort d’un esprit qui s’adapte et se réadapte sans cesse, changeant d’idée quand il change d’objet[1]. » C’est ce que Méré fit comprendre à Pascal, contribuant ainsi à le rendre, de géomètre, philosophe. Dire que le bon sens est l’effort d’un esprit qui s’adapte, c’est dire que le bon sens consiste à durer, au sens bergsonien du mot ; nous durons non pas en invétérant le présent, c’est-à-dire en y transportant le passé, mais en ouvrant au présent une sensibilité fraîche, en acceptant tout ce qu’il nous apporte. Les enfants, qui ne sont pas liés comme nous par leur passé, ont beaucoup de bon sens ; les enfants terribles sont censés en avoir trop. Ce qui manque et manquera toujours aux éducateurs, c’est la faculté ou plutôt la possibilité d’utiliser ce bon sens. Le but de l’éducation est, malgré toute la rhétorique dont notre mauvaise conscience le colore, de transformer les enfants en rouages sociaux, de les « mécaniser ». Elle est donnée par des professionnels eux-mêmes

  1. Le Rire, p. 187.