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LE BERGSONISME

sophisme si habituel en histoire et en politique, suffit à montrer la nécessité permanente de la dissociation, la fonction de leucocythe qu’elle exerce contre les microbes infectieux de la pensée. L’association par contiguité dans l’espace est moins dangereuse, parce que la dissociation s’y fait d’elle-même, et que les choses qui se juxtaposent s’excluent en même temps qu’elles s’associent. Et cependant les passions viennent le plus souvent d’associations par contiguité dans l’espace, associations que dissocie la raison. Qu’est-ce que l’avarice, sinon une association par contiguité dans l’espace entre des jouissances et des moyens de jouissance ? Association que la raison nous montre absurde, puisque le plaisir implique une dépense, et qu’un plaisir s’acquiert par une usure, qu’une jouissance actuelle implique l’annulation de cette même jouissance au futur. L’avare prend pour les jouissances, qui ne peuvent coexister puisqu’elles durent, les moyens de jouissance qui coexistent dans l’espace. Et son trésor c’est cet ordre de coexistences ; ses associations habituelles deviennent des associations par contiguité dans l’espace, d’où sa croyance à la réalité du chiffre. Son monde artificiel est un monde numérique, évalué en francs, livres, dollars, comme l’est pour la science le monde de l’espace pur. On peut dire que l’avarice c’est l’interférence de l’idée de jouissance présente et de l’idée de jouissance possible. L’avarice prétend les unir dans une même réalité, qui est la jouissance présente de la jouissance possible. Mais comme dans la réalité elles s’excluent l’une l’autre, comme la réalité c’est une excluant l’autre, et comme le bon sens est en nous ce qui sent cela, comme le génie comique est ce qui exprime ce bon sens, l’avare se fait plus que personne justiciable de la comédie.

C’est en la dissociation d’une association par contiguité que consiste la critique que fait M. Bergson de l’idée de hasard. L’idée de désordre, l’idée de hasard sont des interférences d’idées positives, qui donnent l’impression d’une idée négative, comme l’interférence de deux ondes lumineuses donne de l’obscurité. Ce qui produit l’idée de désordre c’est l’interférence, c’est-à-dire la contiguité, de l’idée de l’ordre mécanique et de l’idée de l’ordre voulu. On entend par absence d’ordre « la présence des deux, avec, en outre, le balancement d’un esprit qui ne se pose ni sur l’un ni sur l’autre ». Pareillement « le hasard ne fait qu’objectiver l’état d’âme de celui qui se serait attendu à l’une des deux espèces d’ordre, et qui rencontre l’autre[1] ». L’association

  1. Évolution Créatrice, p. 255.