Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/198

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
184
LE BERGSONISME

un certain nombre de passages où le terme d’intuition était pris dans des sens différents, et de triompher facilement. On en dirait bien davantage encore, en ce sens, sur l’Idée platonicienne, que Platon envisage sous tant d’aspects, et même des attributs et des modes, que Spinoza a cependant pris l’inutile précaution de définir géométriquement à la première page de l’Éthique. Ce qui explique en partie ces difficultés, inhérentes à la vie de tout système philosophique, c’est que nous avons là des termes qui font partie d’un couple et qui ne sauraient se suffire à eux-mêmes. L’Idée c’est évidemment quelque chose en soi, mais c’est aussi quelque chose qui s’oppose à la réalité sensible, et nous ne pouvons penser l’Idée sans penser cette opposition, comme un Anglais ne pense pas l’Angleterre sans l’opposer au continent, comme un Lorrain ne pense pas la France sans l’opposer à l’Allemagne. Pareillement l’intuition bergsonienne s’oppose à l’intelligence, ou plutôt (car le rapport est plus compliqué qu’un rapport d’opposition) elle complète l’intelligence, elle fait en nous corps avec elle, elle s’en distingue peu à peu, mais en se servant toujours de son aide pour la dépasser et de son contrôle pour la rectifier.

Il n’y a pas de grande philosophie sans intuition, et il est probable qu’à un certain point de vue toutes les intuitions des philosophes coïncident, que leurs affirmations se fondent en la même vérité comme les couleurs du spectre dans la même lumière blanche. Mais M. Bergson n’en conviendrait probablement pas, car pour lui il n’y a d’intuition vraie que si nous nous plaçons dans la durée réelle, si nous nous identifions avec elle, sans que rien en nous s’arrête aux coupes pratiques faites dans cette durée. Alors un grand élan « emporte les êtres et les choses. Par lui nous nous sentons soulevés, entraînés, portés. Nous vivons davantage, et ce surcroît de vie amène avec lui la conviction que les plus graves énigmes philosophiques pourraient se résoudre ou même peut-être qu’elles ne doivent pas se poser, étant nées d’une vision figée de l’univers, et n’étant que la traduction, en termes de pensée, d’un certain affaiblissement artificiel de notre vitalité[1] ». Intuition qui rejoindrait l’extase plotinienne et l’union en Dieu des mystiques, si d’abord sa solidarité avec le sentiment de la durée pure ne lui donnait son caractère sui generis, et si, ensuite, elle n’était quelque chose de précaire et de rare, une violence faite par nous à notre nature et à notre destinée. Cet affaiblissement organisé et organisateur de notre vitalité,

  1. La Perception du changement, p. 36.