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LA LOGIQUE DU VRAI

qui seul permet la vie sociale, comme l’affaiblissement de la chaleur solaire a permis la vie, il devient, au point de vue de notre action, c’est-à-dire au point de vue du progrès de l’élan vital lui-même, notre force naturelle. Il est vrai que Plotin disait n’être arrivé à l’extase, c’est-à-dire à l’intuition philosophique, que trois fois dans sa vie. M. Bergson voit dans la liberté un moment de crise exceptionnelle qui ne se produit que rarement et chez peu d’hommes : pareillement cet état où les problèmes philosophiques se résoudraient d’eux-mêmes, comme on dit qu’une vapeur se résoud dans l’atmosphère, correspondrait plutôt à une intuition de droit, que nous ne pouvons frôler qu’à de rares moments, qui est en tout cas incommunicable, et que la philosophie ne saurait formuler, tout au moins la philosophie de M. Bergson qui s’exprime par des raisons, et, malgré ses images, dans le style le plus intellectuel. Au-dessous de cette intuition de droit la philosophie est, pour le moment du moins, obligée de se contenter de ce qu’obtient l’intelligence quand elle essaie de reconstituer ce que serait le point de vue d’un être intuitif.

Le philosophe ne saurait arriver à cette intuition de fait par une attaque de front, mais seulement par une série de mouvements tournants. Notre intelligence n’est pas faite pour philosopher, sa pente naturelle la mène aux mathématiques, et c’est pourquoi les mathématiques ont pu paraître parfois à Pythagore et à Platon, à Descartes et à Spinoza la clef du réel. Mais si les produits de l’intelligence sont des réalités découpées et nettes, l’intelligence elle-même, qui est un produit de la vie, ne porte pas le caractère de ses propres produits. Portée par la vie elle reste par certains points en contact avec elle. Dès lors nous ne sommes pas absolument captifs de notre intelligence. Nous avons, pour nous agripper d’abord et nous reconnaître, « la frange de représentation confuse qui entoure notre représentation distincte, je veux dire intellectuelle. Que peut être cette frange inutile, en effet, sinon la partie du principe évoluant qui ne s’est pas rétrécie à la forme spéciale de notre organisation et qui a passé en contrebande ?[1] » L’intelligence étant un dépôt de la vie, un moyen de vivre, cette vie nous en sommes, ce moyen nous l’employons : il existe donc un point où, saisissant l’intelligence dans son contact le plus immédiat avec la vie, nous en saisirons la genèse et l’être. On pourrait appeler une partie de l’œuvre de M. Bergson, par opposition à Kant, une Critique

  1. Évolution Créatrice, p. 53.