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LE BERGSONISME

de la pratique pure (et on pourra en tirer sans doute une sorte de technologie pure). Mais cette pratique, qui crée notre modelé intellectuel, a une origine, un sens. Il y a un moment fugitif où nous la voyons surgir nue : c’est ce moment qu’il s’agit de saisir, cette « naissante lueur qui, éclairant le passage de l’immédiat à l’utile, commence l’aube de notre expérience humaine[1] ». De là deux stades de l’effort qui tournera l’intelligence. Il faudra d’abord dépasser le point de vue de l’évolué intellectuel, de l’évolué humain, et nous placer au point de vue de tout l’évolué, c’est-à-dire de toute la vie. Ensuite il faudra dépasser l’évolué pour nous mettre dans l’évolution, épouser l’évolution de l’intérieur, dans sa durée, la vivre dans le temps au lieu de la penser dans l’espace. Une philosophie de la vie, adoptée dans son mouvement, doit expliquer l’intelligence que la vie a produite. Évidemment on pourra toujours voir dans une telle philosophie la phénoménologie de la représentation pure. Le raisonnement d’un kantisme rigoureux, qui y reconnaîtrait un système de déterminations subjectives, de formes a priori, de catégories, serait théoriquement valable. Mais si on accorde le point de départ, si on consent à faire le saut, la pensée se légitimera d’elle-même, avec la part de risque qu’il y a dans toute « spéculation ».

Risque qui n’est autre que celui de l’action elle-même. Ou l’intuition n’est rien, ou elle nous fait saisir l’élan vital. À vrai dire la philosophie se trouve ici en état d’infériorité vis-à-vis de l’amour, de l’art, de l’action. C’est dans ces trois moments de création que nous saisissons le mieux l’élan vital, mais l’intuition philosophique que crée-t-elle ? « Pour que notre conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant. Il faudrait que, se retournant et se tordant sur elle-même, la faculté de voir ne fît plus qu’un avec l’acte de vouloir[2]. » L’homme, dit Vico, ne sait que ce qu’il fait. Mais dès que ce vouloir devient une manière de voir, le vouloir tombe dans une forme, et nous passons dans le monde de la Critique de la raison pure. Il est impossible d’éluder cette difficulté, et aussi de la résoudre. Mais sans elle il n’y aurait peut-être pas de spéculation philosophique, comme, sans l’incertitude de l’avenir, il n’y aurait pas de spéculation commerciale. Et la spéculation est l’âme du commerce. Et le com-

  1. Matière et Mémoire, p. 204.
  2. Évolution Créatrice, p. 259.