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LA LOGIQUE DU VRAI

merce est l’âme de la vie sociale. Il nous faut substituer l’idée de la chose en mouvement à l’idée de la chose en repos. Notons qu’ici encore Schopenhauer, s’il pouvait lire l’Évolution Créatrice, se trouverait en pays de connaissance. Cette faculté de voir, qui ne fait qu’un avec l’acte de vouloir, lui paraîtrait assimiler l’intuition philosophique à la conscience de la Volonté. Il est vrai que M. Bergson entend par la Volonté quelque chose de tout différent de Schopenhauer, puisque ce vouloir pur s’exprime aussi bien par l’intuition philosophique que par l’acte libre. Sans porter la précision dans un domaine qui ne la comporte pas, notons que l’intuition bergsonienne ne doit pas être confondue avec cette spontanéité voluptueuse, qui en serait plutôt, dans l’ordre de l’être, la dégradation et l’automatisme, et, dans l’ordre de la connaissance, le vestibule. « L’esprit qu’on aura ramené à la durée réelle vivra déjà de la vie intuitive, et sa connaissance des choses sera déjà philosophique. Au lieu d’une discontinuité de moments qui se remplaceraient dans un temps infiniment divisé, il apercevra la fluidité continue du temps réel qui coule indivisible… un seul et même changement qui va toujours s’allongeant, comme dans une mélodie où tout est devenir, mais où le devenir, étant substantiel, n’a pas besoin de support… Ressaisissons-nous tels que nous sommes, dans un présent épais, et, de plus, élastique, que nous pouvons dilater indéfiniment vers l’arrière, en reculant de plus en plus loin l’écran qui nous masque à nous-mêmes ; ressaisissons le monde extérieur tel qu’il est, non seulement en surface, dans le moment actuel, mais en profondeur, avec le passé immédiat qui le presse et qui lui imprime son élan ; habituons-nous en un mot à voir les choses sub specie durationis[1]. » Mais ce n’est là qu’un premier stade, indiqué par les déjà de la première phrase. La durée est créatrice. Après avoir vu les choses sub specie durationis, il faut aller plus loin et les voir ou plutôt les vivre, ainsi que le voulait Vico, sub specie creationis. C’est alors que l’intuition devient mouvement, et que la faculté de voir devient l’acte de vouloir. Nous passons du domaine de la facilité au domaine de l’effort. Et peut-être l’effort intellectuel, en tant qu’il prend conscience de lui-même, nous fait-il toucher de plus près la vérité que l’abandon à la durée pure et l’intuition passive. Il y a une dialectique de l’intuition, un passage de ses formes plus extérieures et plus faciles à ses formes plus profondes et plus difficiles. L’intuition ne jaillit qu’après une longue

  1. L’Intuition Philosophique, in Revue M. M., p. 827.