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LA LOGIQUE DU VRAI

facilité mathématique « les caractères généraux d’une philosophie qui prendrait le changement pour point de départ ». Ainsi la physique de Descartes décrivait les caractères généraux d’un monde qui prendrait l’étendue et le mouvement comme point de départ ou plutôt comme réalité première. Le moment vient ensuite de montrer qu’un tel monde coïncide avec le monde réel, et les mises au point nécessaires se font.

Une telle méthode ne réussira d’ailleurs que dans la mesure où le point de départ sera pris non dans une abstraction arbitraire, mais dans la réalité concrète ; et quand le philosophe bergsonien se cloître, comme le Descartes des Méditations, pour écouter en lui le seul courant de la vie intérieure, le stream of consciousness, c’est la perception du changement, c’est le sentiment de la durée qui lui paraissent le filet fluide dont les concrétions se déposent et se solidifient. « Puisque toute tentative pour philosopher avec des concepts suscite des tentatives antagonistes, et que, sur le terrain de la dialectique pure, il n’y a pas de système auquel on ne puisse en opposer un autre, devons-nous rester sur ce terrain, ou bien ne vaudrait-il pas mieux (sans renoncer, cela va sans dire, à l’exercice de nos facultés de conception et de raisonnement) revenir à la perception elle-même, obtenir d’elle qu’elle se dilate et s’étende ?[1] » M. Bergson montre lui-même comment cette philosophie suivrait bien d’une certaine façon la voie tracée par la Critique de la Raison pure. Kant y a démontré que la dialectique ne peut nous conduire qu’à des philosophies opposées et qu’à des tables d’antinomies. Mais « ayant prouvé que l’intuition serait seule capable de nous donner une métaphysique, il ajouta : Cette intuition est impossible ». Il l’a cru parce qu’il a pensé que cette intuition ne pouvait s’opérer que si nous nous élevions au-dessus du temps, et du changement qui est donné dans le temps. Mais si précisément cette intuition coïncidait avec le courant du temps et la perception du changement, la fortune que les philosophes vont chercher si loin — praeter maenia flammantia mundi — les attendrait dans la maison d’où ils sont partis.

Plus précisément la philosophie, aussi bien pour Kant que pour les métaphysiciens qu’il combat, est une philosophie du donné. Or à une philosophie du donné le point de vue kantien apparaîtra comme irréfutable : le donné y deviendra l’ordonné par le moyen de formes.

  1. La Perception du Changement, p. 8.