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LE BERGSONISME

Mais si à la réalité donnée et ordonnée la philosophie substitue la puissance qui donne, peut-être la critique kantienne ne trouvera-t-elle plus où s’appuyer et devra-t-elle tout au moins procéder à une réadaptation de ses vues. C’est ce qu’avaient senti les philosophies allemandes post-kantiennes. Mais seule une philosophie de la durée permet de dépasser absolument le donné, puisque le temps n’est autre chose que la création de ce qui n’est pas donné.

Ce fait que la philosophie doit quitter le domaine du donné pour coïncider avec ce qui donne est gros de conséquences. Il implique pour la philosophie bergsonienne deux attitudes contradictoires. Il faut qu’elle soit une action, et il faut qu’elle dépasse l’action. D’une part il faut qu’elle soit action. Elle doit d’abord effectuer, par une sorte d’acte libre qui encourt un risque, le saut qui la fait sortir du monde des concepts. Elle doit ensuite descendre dans les faits, les suivre sans idée préconçue. Elle doit enfin exister dans une durée où elle se complète et se modifie indéfiniment. De toutes façons il faut qu’elle dépasse la contemplation, ce monde des Idées où M. Bergson, y cantonnant un peu arbitrairement la philosophie passée, la montre « fréquentant parmi les purs concepts, les amenant à des concessions réciproques, les conciliant tant bien que mal les uns avec les autres, s’exerçant dans ce milieu distingué à une diplomatie savante[1]. »

D’autre part il faut qu’elle dépasse l’action, qu’elle soit une critique de l’action comme la critique de Kant est une critique de la raison. En agissant on découpe toujours la réalité selon les lignes pratiques qui faciliteraient l’action, et qui, en facilitant pareillement la pensée, lui rendent en un certain sens un mauvais service. Il faut que la philosophie surmonte les tentations de cette facilité, se résolve à être une contre-nature, à tendre, en un mot, son action contre l’action.

De sorte que, pour tenir compte des deux points de vue, on peut dire que la philosophie n’est pas action, mais réaction, et que, d’autre part, si cette réaction dépasse l’action, ce n’est pas en devenant contemplation, mais en devenant création. La philosophie est une opération délicate et précaire, qui consiste à faire coïncider l’acte de pensée avec l’élan créateur, de même que la science le fait coïncider avec ce qu’on pourrait appeler l’élan fabricateur. De sorte qu’on pourrait

  1. L’Énergie Spirituelle, p. 40.