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LA LOGIQUE DU VRAI

dire que la philosophie de M. Bergson était contenue dans son premier ouvrage, et qu’elle consiste dans l’analyse de l’acte libre, avec toutes ses conséquences en nous et hors de nous. « La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement[1]. » Deux points de vue : celui de l’action créatrice, qui est celui de la vraie philosophie, celui de la chose à créer, qui est celui de la science, — mais jamais celui de la chose toute faite, qui est le point de vue des diverses scolastiques.

Philosopher c’est prendre contact avec les « données immédiates de la conscience ». Mais précisément rien n’est plus difficile que ce contact immédiat. Pour dissoudre tout ce qui s’interpose et l’empêche, une opération critique longue et délicate est nécessaire. Nous expérimentons l’élan créateur en nous dès que nous agissons librement. Mais il est rare que nous agissions librement, et l’état habituel du philosophe consiste moins à expérimenter cet élan créateur qu’à en douter, ou à cesser de l’expérimenter pour se placer dans le tout fait, comme Anaxagore, selon Socrate, après avoir posé le νοῦς (noûs) ou comme Descartes après le Cogito. « Que l’action grossisse en avançant, qu’elle crée au fur et à mesure de son progrès, c’est ce que chacun de nous constate quand il se regarde agir[2]. » Et quoi de plus difficile que de se regarder agir sans que le regard soit emporté par l’action ou l’action dissoute par le regard ? Pour se regarder agir il faut d’abord réagir contre les habitudes intellectuelles qui nous en empêchent. « Quelles raisons aurions-nous de douter d’une connaissance, l’idée même d’en douter nous viendrait-elle jamais, sans les difficultés et les contradictions que la réflexion signale, sans les problèmes que la philosophie pose ? Et la connaissance immédiate ne trouverait-elle pas alors en elle-même sa justification et sa preuve, si l’on pouvait établir que ces difficultés, ces contradictions, ces problèmes naissent surtout de la figuration symbolique qui la recouvre, figuration qui est devenue pour nous la réalité même, et dont un effort intense, exceptionnel, peut seul réussir à percer l’épaisseur[3]. »

En d’autres termes le doute n’est pas antérieur aux problèmes philosophiques, il leur est postérieur, il en est un produit. Poser des

  1. Évolution Créatrice, p. 270.
  2. Id., p. 271.
  3. Matière et Mémoire, p. 207.