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LE BERGSONISME

plus simple : « L’idée de spontanéité est incontestablement plus simple que celle d’inertie, puisque la seconde ne saurait se comprendre ni se définir que par la première, et que la première se suffit[1]. » La plus féconde. Non seulement l’idée de spontanéité se suffit à elle-même, mais la spontanéité, si elle existe, suffit à constituer l’être. Et qu’elle existe nous ne saurions en douter : elle est la réalité dont nous avons en nous-mêmes l’expérience immédiate ; la philosophie consiste à dégager cette expérience. On voit que le point de départ du bergsonisme ne diffère pas de celui des autres philosophes, ou tout au moins de la plupart. Philosopher c’est expliquer le monde par la réalité telle que nous la trouvons en nous.

Mais ce n’est là que la moitié de la philosophie, celle qu’ont pu représenter un Socrate, un Maine de Biran, un Schopenhauer, un Ravaisson. L’autre moitié, le second hémisphère cérébral, le second œil nécessaire à la vision binoculaire, c’est le contact étroit avec la science d’une époque ; le vrai philosophe n’est pas chose en soi différente du savant, il est le savant plus quelque chose : ainsi Platon, Aristote, Descartes, Leibnitz, Kant. Ou plutôt il était. Les nécessités de la spécialisation rendent aujourd’hui impossibles les cerveaux de ce modèle. La devise de la philosophie complète n’en demeure pas moins : conscience et science. De là les deux parties du bergsonisme, qui se rejoignent fort bien : une psychologie qui aboutit à une philosophie de la liberté, — une cosmologie écrite dans les marges de la biologie et de l’énergétique contemporaines. Si l’attention de quelques philosophes était allée d’emblée à la première, c’est seulement la seconde qui a attiré au bergsonisme, à partir des premières années du XXe siècle, sa renommée mondiale. Depuis Hartmann en Allemagne, depuis Spencer en Angleterre, les cosmologies étaient discréditées, et Renouvier croyait avoir réfuté suffisamment Spencer en montrant dans l’évolutionnisme un retour aux cosmogonies antésocratiques. Mais on ne réfute que ce qu’on remplace. Ce n’est pas le néo-criticisme qui a déblayé de la cosmogonie spencerienne le terrain philosophique, c’est une autre cosmogonie.

Il va de soi qu’on ne trouvera dans la cosmogonie bergsonienne rien de ces grosses naïvetés et de ces lieux communs sur l’Inconnaissable (précaution prise contre le clergé anglican, a-t-il avoué depuis) par lesquels débute celle de Spencer. La réalité que la philosophie prétend poser et que l’intuition peut atteindre comme principe

  1. Essai, p. 108