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LE MONDE QUI DURE

du monde est bien un absolu, au même titre que le Dieu de Spinoza, l’Idée de Hegel ou la Volonté de Schopenhauer. On reconnaît dans l’Élan vital une réalité simple comme dans le Dieu de Spinoza ou la monade leibnitzienne ; — une réalité de durée comme dans l’Idée hegélienne ; — une réalité de vie comme dans la Volonté schopenhauerienne La question de son origine métaphysique ne se pose pas : toute explication n’est qu’une coupe sur la vie, et postérieure à la vie. C’est ainsi qu’éprouver en nous l’existence de la liberté, c’est admettre la primauté de l’acte libre sur les causes qui l’expliquent une fois accompli. Gardons-nous d’appliquer à la métaphysique quelque chose d’analogue à cette loi d’association qui, en posant les éléments avant le tout, l’inférieur avant le supérieur, compose avec du tout fait la réalité qui se fait. L’Élan vital ressemble à « un centre d’où les mondes jailliraient comme les fusées d’un immense bouquet[1] » et qu’il n’y a pas de raison bien forte de ne pas appeler Dieu. « Dieu ainsi défini, n’a rien de tout fait : il est vie incessante, action, liberté. La création, ainsi conçue, n’est pas un mystère ; nous l’expérimentons en nous dès que nous agissons librement. »

Mais ce Dieu est un Dieu qui dure. Descartes estimait que borner la toute-puissance divine en ce qui concerne la création libre des essences revenait à l’assujettir à un Styx. Et il entendait que cette toute-puissance portât sur les essences aussi bien que sur les existences. Pareillement son monde était un monde instantané, que Dieu recréait par un acte libre à chaque instant de la durée. Au principe du cartésianisme il y a le sentiment très vif de la liberté, tant chez Dieu que chez l’homme. Le bergsonisme part, lui aussi, de la liberté. On peut l’appeler une philosophie de la liberté. Mais il conçoit cette liberté, au contraire de Descartes, comme un effort limité et opprimé par mille obstacles, et qui, avec plus ou moins de succès, s’ingénie à les tourner. Déjà, dans l’Essai, la liberté de l’homme est donnée comme un état exceptionnel, atteint seulement à quelques moments de crise. Pareillement la liberté divine. La vie naît dans le temps, l’élan vital est durée, Dieu doit attendre comme moi qu’un morceau de sucre fonde. Et surtout Dieu n’est pas tout-puissant, la force de vie n’est pas illimitée, elle doit sacrifier, elle doit se borner, elle doit choisir : un Dieu absolument tout-puissant comme le Dieu de Descartes n’aurait pas plus à choisir que le Dieu spinoziste ; tous les possibles seraient pour lui

  1. Évolution Créatrice, p. 270.