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LE BERGSONISME

comme la machine, dit M. Bergson, suit d’abord le rail qu’elle doit quitter.

Ainsi l’énergie utilisable de l’univers est bien une énergie qui se dégrade. Vivre, c’est retarder cette dégradation sur un point tout le temps qu’on vit. Mais dès que la mort a fait son œuvre, le processus de dégradation triomphe. Dans cet antre du Cyclope que le principe de Carnot fait de l’univers, l’élan vital est l’Ulysse qui doit être mangé le dernier.

Ulysse devait être mangé le dernier. Mais Ulysse n’a pas été mangé du tout, parce qu’il était πολύτροπος (polutropos). Or la polytropie ne saurait-elle vaincre l’entropie ? Ulysse a biaisé comme la vie aux prises avec la matière. Il n’a pas attaqué le Cyclope de face. Il s’est insinué dans ses bonnes grâces, il l’a manœuvré, et c’est parce qu’il avait su d’abord faire en sorte de ne devoir être mangé que le dernier, qu’il a pu ensuite trouver le moyen de ne pas être mangé. La vie est poursuivie par la fatalité hostile qui la dégrade en matière. Ne saura-t-elle parvenir à l’Ithaque du retour ?

Or la réalité de l’élan vital ne consiste pas dans l’individu, mais dans ce courant de germe à germe que transmettent les individus. Si ce courant de germe à germe pouvait durer indéfiniment, la dégradation de l’énergie, indéfiniment suspendue sur certains points, n’arriverait jamais au point final. La pluralité des individus et des espèces, l’instinct et l’intelligence, sont autant de moyens qu’emploie l’élan vital pour arriver à cette suspension indéfinie. L’énergétique nous apprend qu’il ne lui est pas impossible d’y arriver, mais que l’improbabilité diffère ici infiniment peu de l’impossibilité absolue. Rappelons les trois propositions que lord Kelvin formulait pour résumer les idées de Carnot et de Clausius.

I. — Il y a actuellement, dans le monde matériel, une tendance universelle à la dissipation de l’énergie mécanique.

II. — Toute restauration de l’énergie mécanique qui ne serait pas plus que compensée par son équivalent de dissipation, est impossible dans les phénomènes que présente la matière inanimée, et probablement n’est jamais effectuée non plus par le moyen de la matière organisée, que celle-ci soit enfermée dans la vie végétale ou soumise à la volonté d’une créature animée.

III. — La terre doit avoir été dans le passé, à une époque séparée de nous par un temps fini, et sera dans l’avenir, à une époque séparée de nous par un temps fini, impropre à l’habitation de l’homme tel