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LE BERGSONISME

thèse sur les Données immédiates ne considère pas la liberté comme un problème primordial et essentiel. Elle vise à établir une certaine conception de la vie psychologique, fondée sur la distinction de la qualité et de la quantité, et sur la dissociation des différentes durées. La liberté, pour reprendre une phrase célèbre de Napoléon III, apparaît comme le couronnement et non comme la base d’une institution philosophique. Et ce couronnement lui-même, l’auteur de l’Essai lui donnerait peut-être volontiers la forme subtile d’une fumée. Il veut montrer que le problème de la liberté est un faux problème, que le discuter longuement et pesamment doit procurer d’une façon nécessaire, et par l’automatisme même du discours, la victoire du déterminisme. Le déterminisme ressemble à une éclipse de la vie par le langage et par la science, éclipse analogue à l’éclipse de soleil qu’expliqua le disciple d’Anaxagore. L’explication du déterminisme fournie, la liberté apparaît non seulement comme une donnée immédiate, mais comme le type de la donnée intuitive, qui ne saurait devenir médiate sans entrer dans le système d’illusions décrit.

Et pourtant cette question de la liberté, posée de façon un peu accessoire dans la thèse de M. Bergson, a tenu plus tard la plus grande place dans le développement de son influence et de sa pensée. Ravaisson écrivait dans son Rapport de 1869 : « La question capitale de la liberté n’a point donné lieu à des écrits spéciaux qui aient été remarqués. » Est-ce cette phrase qui déclencha la série des grandes thèses sur la liberté ? Mais, de 1871 à 1888, la thèse sur la liberté passa, dans le monde des philosophes, pour la thèse des thèses. Celles de Fouillée, de Boutroux, de M. Bergson ont charpenté l’axe, formé l’arbre de couche de la philosophie universitaire depuis 1871, et la dispute de la liberté tint presque alors, sur la montagne Sainte-Geneviève, la place qu’occupait au moyen-âge la dispute des universaux. Déjà, au temps des disputes molinistes ou jansénistes, le problème de la liberté, sous sa forme religieuse, avait pris l’étonnante extension qui allait finir par lui faire bouleverser des États. Comme au XVIIe siècle la doctrine augustinienne de la grâce avait, dans une certaine mesure, fait fonction de réaction nationale contre le semi-pélagianisme ultramontain, de même, peut-être, une philosophie française de la liberté réagit-elle naturellement, au XIXe, contre le déterminisme scientiste des Anglais. Et rappelons l’influence du kantisme, qui avait posé la question sur le terrain original et fécond des antinomies. Or la thèse de M. Bergson a été la dernière de ces grandes thèses sur la liberté.