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LE MONDE QUI DURE

Elle a formulé quelques paroles décisives qui ont empêché que le problème fût posé encore en ses termes anciens, si féconds en disputations interminables.

Et la philosophie développée ensuite dans Matière et Mémoire et surtout dans l’Évolution Créatrice fut bien une philosophie de la liberté. Cette liberté, qui était un πρότερον χρόνῳ (proteron chronô) bergsonisme, finit par en devenir aussi un πρότερον λόγῳ (proteron logô). Le philosophe a trouvé comme donnée première du monde ce qu’il avait découvert comme donnée immédiate de la conscience : un fait de liberté.

Pourtant cette idée de la liberté, qui s’est montrée si efficace à l’extérieur et à l’intérieur de la philosophie de M. Bergson, a soulevé beaucoup de résistances, n’a pas paru claire. Les difficultés et les contradictions auxquelles M. Bergson a montré que les déterministes sont conduits, on en a trouvé l’analogue dans celles auxquelles on a cru réduire la doctrine bergsonienne de la liberté. Mais la vraie contradiction serait peut-être que M. Bergson eût donné une doctrine complète, terminée, satisfaisante parce que satisfaite, de la liberté. Car « une définition parfaite ne s’applique qu’à une réalité faite ». Pour prendre conscience de la liberté, il nous faut l’envisager dans l’acte qui se fait, et non pas dans l’acte fait et dans la réalité faite. Ce qui se fait, n’étant pas fini, ne se définit pas. Ce qui est défini, étant fini, ne se fait plus. Si la thèse de M. Bergson n’a abordé la problème de la liberté que de biais, si elle s’attache d’abord au problème de la vie psychologique, de la personnalité et de la durée, c’est que la liberté n’est autre chose que l’acte de notre vie psychologique, le fait de notre personnalité, le rythme ou la tension de notre durée. Elle figure à la fois, pour M. Bergson, le type du fait authentique et le type du faux problème. Il ne faut pas la traiter comme un problème à résoudre, mais comme un fait à constater : « La liberté est donc un fait, et parmi les faits que l’on constate il n’en est pas de plus clair[1]. » – Peut-être l’épithète de lumineux conviendrait-elle ici mieux que celle de clair. Le fait de la liberté n’est pas plus pour l’individu libre ce qu’il y a de plus clair que l’œil n’est pour l’œil ce qu’il y a de plus visible. Nous penser c’est nous déterminer, nous spécifier, nous diviser.

Le déterminisme se meut dans un monde pensé, dans un monde d’objets distincts et faits. Si la liberté l’imite, apprend sa langue, elle est perdue. « Toute l’obscurité vient de ce que les uns et les autres

  1. Essai, p. 168.