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LE BERGSONISME

se représentent la délibération sous forme d’oscillation dans l’espace, alors qu’elle consiste en un progrès dynamique où le moi et les motifs eux-mêmes sont dans un continuel devenir, comme de véritables êtres vivants. Le moi, infaillible dans ses constatations immédiates, se sent libre et le déclare ; mais dès qu’il cherche à s’expliquer sa liberté, il ne s’aperçoit plus que par une espèce de réfraction à travers l’espace. De là un symbolisme de nature mécaniste, également impropre à prouver la thèse du libre-arbitre, à la faire comprendre et à la réfuter[1]. » Nous coïnciderons au contraire avec une réalité libre si nous nous plaçons à l’intérieur de ce progrès dynamique, de ce devenir, de cette réalité vivante. Mais la réalité de la liberté ne faisant qu’un avec cette réalité de l’être intérieur, il est naturel que M. Bergson n’ait approfondi sa doctrine de la liberté (encore un peu extérieure dans l’Essai) qu’au fur et à mesure de son déroulement philosophique, de sa prise plus forte et plus profonde sur cet être intérieur, du progrès dynamique et du devenir de sa philosophie elle-même.

« Il faut, disait-il dans l’Essai, chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être[2]. » Il faut la chercher dans le rapport de cet acte avec ce qu’il est, ou plutôt avec ce qui l’est éminemment, c’est-à-dire la conscience vivante. « On appelle liberté le rapport du moi concret avec l’acte qu’il accomplit[3]. » On a reproché à M. Bergson d’avoir confondu spontanéité et liberté. Il s’en est défendu dans Matière et Mémoire. « La liberté n’est nullement ramenée par là à la spontanéité sensible. Tout au plus en serait-il ainsi chez l’animal, dont la vie psychologique est surtout affective. Mais chez l’homme, être pensant, l’acte libre peut s’appeler une synthèse de sentiments et d’idées, et l’évolution qui y conduit une évolution raisonnable[4]. » La spontanéité de tout l’être intéresse l’intelligence et la raison, et il n’y a qu’à convenir (comme c’est je crois la pensée de M. Bergson) d’appeler liberté la spontanéité humaine, parce qu’elle intéresse une plus grande intensité d’être que la spontanéité animale et couvre un plus vaste champ de conscience. L’essentiel est de ne pas peser l’acte libre, expression de tout l’être, dans les balances de l’intelligence, ni surtout d’en faire un système de balances

  1. Essai, p. 140.
  2. Id, p. 139.
  3. Id, p. 167.
  4. Matière et Mémoire, p. 205.