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LE MONDE QUI DURE

entre les mains de l’intelligence. Mais si on peut se conformer à l’usage en laissant à la sphère des actes humains ou supra-humains, et à elle seule, l’étiquette de liberté, M. Bergson n’hésite pas à attribuer à toutes les formes de la vie cette liberté de deuxième zone qu’est l’indétermination, non négative, mais positive, apportant de l’être, constituant de l’être (de même qu’« individu » n’est pas une simple négation de la divisibilité matérielle). « Les corps vivants, du plus simple au plus compliqué, sont autant de mécanismes de plus en plus subtils destinés à tourner de mieux en mieux le déterminisme de la matière brute et à insérer une somme croissante d’imprévisibilité dans le monde… Je ne vois, pour ma part, aucune difficulté à distinguer çà et là dans l’univers des zones d’indétermination, juste autant qu’il y a d’êtres vivants. En ce sens, la contingence physique n’est jamais une pure négation, je veux dire une simple absence de détermination ; c’est toujours un apport positif, une victoire (d’ailleurs imparfaite et précaire) remportée sur la matière organisée par l’organisation[1]. » La vie s’expliquerait dès lors comme une marche à la liberté.

En réalité M. Bergson entend le mot liberté en deux sens, qui ne s’opposent d’ailleurs nullement, et dont la dualité même ne doit être prise par nous que comme une vue sur la complexité de la chose.

D’une part il entend par liberté ce que nous venons de voir, le caractère fondamental et la raison d’être de la vie (dans la limite où ce terme de raison d’être est compatible avec la souplesse imprévisible de l’élan vital). Dans l’Évolution Créatrice l’existence du système nerveux, son acte propre d’explosion, qui met « en liberté » une force, paraissent constituer le degré élémentaire de la liberté, un degré plus physiologique encore que psychologique, qu’on peut appeler la possibilité de choix. La représentation de possibles impliquée dans la possibilité de choix fait naître dans l’évolution vitale l’organe de l’œil. « Un choix suppose la réalisation anticipée de plusieurs actions possibles. Il faut donc que des possibilités d’action se dessinent pour l’être vivant avant l’action même. La perception visuelle n’est pas autre chose[2]. » À la limite on aurait même une déduction de la liberté, analogue à celles de Schelling ou de Secrétan. Ainsi Descartes avait transporté en Dieu, à la clef de voûte de l’univers, ce sentiment si vif de la liberté qu’il éprouvait en lui, et sur lequel il avait presque joué son

  1. Bulletin de la Société de Philosophie, 1903, p. 101.
  2. Évolution Créatrice, p. 105