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LE BERGSONISME

existence. Pour M. Bergson un monde qui dure, c’est un monde où il y a de la liberté ; la liberté, qui chez Kant ne pouvait exister que hors du temps, est donnée ici avec le temps, c’est-à-dire avec l’être même de l’univers. « Plus j’approfondis ce point, plus il me paraît que, si l’avenir est condamné à succéder au présent au lieu d’être donné à côté de lui, c’est qu’il n’est pas tout à fait déterminé au moment présent, et que, si le temps occupé par cette succession est autre chose qu’un nombre, s’il a, pour la conscience qui s’y est installée, une valeur et une réalité absolues, c’est qu’il s’y crée sans cesse, non pas sans doute dans tel système artificiellement isolé, comme un verre d’eau sucrée, mais dans tout le concret avec lequel ce système fait corps, de l’imprévisible et du nouveau. Cette durée peut n’être pas le fait de la matière même, mais celle de la Vie qui en remonte le cours : les deux mouvements n’en sont pas moins solidaires l’un de l’autre. La durée de l’univers ne doit donc faire qu’un avec la latitude de création qui peut y trouver place[1]. »

D’autre part, et en un autre sens, M. Bergson restreint la liberté à des états de crise, à des moments de volonté forte où notre personne donne tout entière. « moments de notre existence où nous avons opté pour quelque décision grave, moments uniques dans leur genre, et qui ne se reproduiront pas plus que ne reviennent, pour un peuple, les phases disparues de son histoire[2] ». L’acte libre, c’est l’acte « dont le moi seul aura été l’auteur[3] ». Mais précisément ces actes sont rares. La cause de la plupart de nos actes est étrangère à notre moi réel, doit être cherchée dans l’automatisme, la routine ou l’imitation. Et ici encore ce qui est vrai de nous l’est de la vie entière. La vie s’explique comme une marche à la liberté, mais une marche semée d’obstacles, où l’échec, sous la forme de la mort, est la règle pour les espèces et pour les individus. L’automatisme de la matière la guette à chaque pas.

Ces deux points de vue ne sont pas opposés. Les actes libres paraissent peut-être peu de chose, numériquement, dans notre moi actuel et dans la nature actuelle, en face des actes automatiques ou des êtres tombés dans l’automatisme. Mais l’actuel ne constitue qu’une coupe dans la durée, — la coupe de l’acte — et l’automatique

  1. Évolution Créatrice, p. 367.
  2. Id., p. 181.
  3. Id., p. 127.