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LE MONDE QUI DURE

a été, en son temps, du libre, ou bien encore l’automatique est un détour momentané que prend la marche à la liberté. Voici une note de l’Essai qui met cela au point. « M. Renouvier a déjà parlé de ces actes volontaires, comparables à des mouvements réflexes, et il a restreint la liberté aux moments de crise. Mais il ne paraît pas avoir remarqué que le processus de notre activité libre se continue en quelque sorte à notre insu, à tous les moments de la durée, dans les profondeurs obscures de la conscience, que le sentiment même de la durée vient de là, et que sans cette durée, hétérogène et indistincte, où notre moi évolue, il n’y aurait pas de crise morale. L’étude, même approfondie, d’une action libre donnée ne tranchera donc pas le problème de la liberté. C’est la série tout entière de nos états de conscience hétérogènes qu’il faut considérer[1]. » L’acte libre ne se confond pas avec un de nos moments privilégiés, il plonge dans notre être entier, dans les profondeurs de la personne dont la pointe doit ou devrait agir et créer. Nous sommes réellement nous-mêmes dans le rêve autant que dans la veille, davantage même si nous en croyons Freud. Pourquoi ne saurait-on sans absurdité regarder le sommeil comme un moment où nous serions libres ? Parce que dormir c’est cesser d’agir, c’est être soustrait par la nature même à la possibilité d’agir. Deux conditions sont donc requises dans l’acte libre : une condition de totalité, une condition d’action.

De là le caractère en apparence irrationnel de l’acte libre. Apparence seulement. M. Bergson pourrait parler ici de supra-raison comme ailleurs de supra-conscience. Dans l’acte libre « il arrive que nous nous sommes décidés sans raison, peut-être même contre toute raison. Mais c’est là précisément, dans certains cas, la meilleure des raisons. Car l’action accomplie n’exprime plus alors telle idée superficielle, presque extérieure à nous, distincte et facile à exprimer : elle répond à l’ensemble de nos sentiments, de nos pensées et de nos aspirations les plus intimes, à cette conception particulière de la vie qui est l’équivalent de toute notre expérience passée, bref, à notre idée personnelle du bonheur et de l’honneur[2] ». À l’ensemble, et non à tel ou tel motif, à telle ou telle pensée, à telle ou telle raison, simples « vues prises par la conscience quand elle s’analyse. Plus l’analyse se poursuivra, plus on trouvera de raisons ; et on en trouvera à l’infini, cette infinité

  1. Essai, p. 180.
  2. Id., p. 130.