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LE MONDE QUI DURE

la mémoire. C’est un déterminisme que le rapport du moi concret à l’acte qu’il a accompli, — que son rapport aux actes accomplis par ses ancêtres. Mais quand la vie nous apparaît-elle sous cet aspect déterminé ? Quand nous l’envisageons en tant que partie. Notre conduite à un moment donné, notre ligne héréditaire, s’arrêtent et se résolvent en systèmes de déterminations, de fatalités. Mais la totalité de notre moi, la totalité de la vie, au moment où ils donnent leur indivisible élan, peuvent être sentis par nous, du dedans, comme des êtres de liberté.

Quand nous nous plaçons au point de vue du mouvement et de l’actuel, ou plutôt quand nous sommes dans le mouvement et dans l’acte, nous nous sentons, nous nous éprouvons — sentimus, experimur — négativement comme des centres d’indétermination, positivement comme des êtres de liberté. Mais quand nous sommes placés au point de vue d’une position, d’un arrêt, d’un acte passé, nous nous pensons comme déterminés, puisque penser c’est déterminer. Un déterminisme est impliqué dans tout intellectualisme, et quand Descartes veut sauver le libre-arbitre, il faut qu’il sacrifie une part de son intellectualisme. La figure intellectualiste que nous donnons invinciblement à notre vie passée nous conduit à une erreur capitale sur la durée, erreur qui est commune d’ailleurs aux théoriciens de la liberté et à ceux du déterminisme, et qui consiste à croire à l’égale possibilité de deux contraires, entre lesquels nous choisissons, dit la doctrine de la liberté, — vers l’un desquels nous inclinent les causes et les motifs déterminants, dit le déterminisme. M. Bergson a fait dans l’Essai l’analyse de cette illusion, illusion qui substitue à la réalité psychologique de l’acte la réalité logique des possibles. Ces possibles, ces bifurcations linéaires n’existent que dans notre représentation de l’acte, postérieurement à l’acte. L’être vivant choisit entre des objets, entre les plats et les vins d’une carte de restaurant par exemple ; il ne choisit pas entre des actes, car, pour choisir entre des actes, il faudrait que ces actes fussent déjà accomplis, déjà réalisés, qu’ils eussent figure d’objets. Notre évolution individuelle est bien une évolution créatrice, et en somme une évolution libre, mais c’est, au contraire de l’évolution cosmique, une évolution unilinéaire, ayant à la fois sa vis a tergo et son mouvement propre.

Peut-être trouverait-on ici, d’un point de vue bergsonien, une explication de l’erreur qui fait que nous réalisons, que nous imaginons notre vie intérieure et active sous cette figure de bifurcation entre des