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LE BERGSONISME

contraires, entre des actes possibles. C’est que nous concevons l’individu à l’image de la vie elle-même, ou de l’espèce. Ni l’élan vital, ni les espèces, ni les sociétés ne correspondent à des évolutions unilinéaires ; M. Bergson a fortement insisté là-dessus dans l’Évolution Créatrice. La vie se manifeste comme une tendance à réaliser le plus grand nombre de possibles, si contraires, si incompatibles qu’ils soient. Son invention de formes supérieures ne signifie nullement qu’elle abandonne les formes inférieures. Il en est d’une espèce, d’une société humaine, comme de la vie en général : les individus, en lesquels se résoud une société, les groupes ethniques, nationaux, religieux en lesquels s’exprime l’espèce humaine, sont autant de possibles coexistants, et la vie par individus répond à la persévérance de chacun de ces possibles dans son être. Mais cette multiplicité de possibles réalisés et coexistants s’arrête à l’individu, je ne dis pas à l’individu psychique, mais à l’individu physique, actif, borné à l’unité de son corps. Cet individu est en elle, il ne l’a pas en lui, et c’est précisément pour cela qu’il est un individu, c’est-à-dire qu’il a un corps, qu’il paraît le délégué de la vie à l’action sur la matière. Plus précisément que comme une multiplicité d’impulsions, la vie nous apparaît comme une multiplicité d’unités d’impulsions, et ces unités d’impulsions ne sont constituées ni par les espèces, ni par les sociétés, qui appartiennent seulement à l’ordre psychique du courant vital, mais par les individus qui appartiennent aussi à l’ordre physique, et qui fournissent les points d’appui physiques du psychique.

D’autre part l’individu, qui se définit positivement comme une puissance de créer, se définit négativement comme une puissance d’annuler tout ce qui dans la réalité psychique et physique, n’est pas utile à sa création, à son action. Annulant ou frappant d’une existence diminuée ce qui n’est pas lui, il a une tendance à se prendre, à se constituer comme une totalité, et il est d’ailleurs, par un certain côté, une totalité : tout homme, dit Montaigne, porte en lui toute la forme de l’humaine condition, – et on pourrait ajouter de la vitale condition. L’animal se comporte comme un tout. La religion et la morale peuvent empêcher l’homme de se comporter comme un tout, mais rien ne peut empêcher qu’il ne se comprenne comme un tout. Un tout à l’image du tout vivant, avec des possibles que l’expérience lui montre bien irréalisés, mais que sa nature d’action lui fait sentir comme réalisables. C’est la fonction de la rêverie que de s’attarder sur ces possibles irréalisés et qui, du fait d’avoir été réalisables dans le passé, nous paraissent