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LE MONDE QUI DURE

l’être encore. Une historiette plus ou moins vraie, et plus ou moins ridicule, conte que, lorsque Boileau lut à Arnauld l’épître qui comprend ce vers :

Le moment où je parle est déjà loin de moi,
Amauld fut tellement saisi qu’il fit le tour de la chambre pour essayer d’agripper ce moment qui fuyait. Il semble que nous prenions une attitude de ce genre, que nous assumions dans notre esprit, et même dans notre corps, une sorte de schème moteur, quand nous saisissons un de nos possibles anciens comme si nous pouvions l’infléchir encore en une réalisation actuelle, — quand nous disons : Si j’avais su ! ou : Si on avait su, ou : Si le nez de Cléopâtre… Si le « grain de sable » de Cromwell… Ces deux derniers exemples servent d’ailleurs de transition entre l’individu et la nature. Du point de vue psychologique, intérieur à Pierre, il n’existe pas de monde où Pierre aurait su ce qu’il n’a pas su quand il a épousé une créature injurieuse ou placé ses économies en valeurs russes. Au point de vue psychologique, intérieur à Cléopâtre, il n’existe pas de monde où Cléopâtre aurait un nez écrasé. Mais du point de vue social, extérieur à Pierre, il existe des Paul, des Jacques, des Thomas, qui ont épousé des femmes charmantes et qui ont garni leur portefeuille avec de bonnes valeurs. Du même point de vue extérieur à Cléopâtre il existe des Antoine, providences des jolies femmes, et des Octave, à qui un beau nez ne fait pas plus d’effet qu’un nez camus quand leurs intérêts politiques sont en jeu. Cette tendance de la vie à réaliser simultanément, sous forme d’individus, des possibles contraires, ou ennemis, les sociétés l’utilisent pour embrancher sur elle la division du travail. L’individu à son tour l’utilise en la reflétant, en se concevant lui-même comme une société, comme une nature, comme une coexistence de possibles dans le passé et dans le présent, alors que l’idée des possibles, la faculté du choix ne se conçoit qu’en fonction de l’avenir. La rêverie consiste précisément à revenir sur ces possibles passés (ces futurs antérieurs de la vie psychologique), à vivre par l’imagination des vies que nous n’avons pas vécues, ou que nous ne pouvons pas vivre : le jeune homme qui rêve sa vie dans l’avenir peut oublier de la vivre dans le présent, le vieillard rêve des vies dans son passé pour se consoler de ne plus pouvoir les vivre dans le présent. Il est curieux que l’Uchronie de Renouvier et le Napoléon Apocryphe soient presque les seuls échantillons (et médiocres) de littérature uchroniques, alors que la faculté d’uchronie est si naturelle, si invin-