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LE BERGSONISME
cible, à l’homme et à l’historien. Mais précisément la rêverie, l’uchronie correspondent à des instants de détente et d’inaction ; l’action est un état de tension, un état « chronique ». Il n’y a rien à quoi un homme qui accomplit vraiment un acte, qui vit dans l’action, c’est-à-dire, en somme, dans le maximum possible de liberté, pense moins qu’à la liberté et aux problèmes sur la liberté. Ce n’est pas à un Bonaparte que peut arriver l’aventure de la feuille de charmille. Villiers de l’Isle Adam, dans l’admirable Ève Future, a écrit ce qu’on pourrait appeler l’Uchronie d’Édison. Édison y vit le comble de l’absurdité et ne put en lire trois pages.

Il faudrait attaquer ainsi de plusieurs côtés, et par une série d’exemples et de sondages le problème de la liberté bergsonienne. L’essentiel serait de le maintenir toujours en fonction du temps (l’Essai pourrait être intitulé Durée et Liberté). Mais quand nous nous sommes placés vraiment dans le courant de la durée, que nous l’avons épousé comme le flux même de la vie et de notre être, nous voyons que ces mots de liberté et de libre-arbitre correspondent, presque autant que celui de déterminisme, à des concepts artificiels et raides, nous comprenons toute l’étendue de ce que veut dire M. Bergson quand il écrit, avec un peu d’exagération voulue, que le problème de la liberté est un faux problème. Tout au moins est-ce un problème qui a besoin d’un réajustement, et c’est à le rectifier (ou plutôt à l’assouplir, car ici la pensée en ligne droite est précisément l’ennemie) qu’a travaillé M. Bergson. Il a été amené à donner, sur le terrain précis et restreint des définitions et du vocabulaire philosophique, ces éclaircissements à la Société de Philosophie :

« Le mot liberté a pour moi un sens intermédiaire entre ceux qu’on donne d’habitude aux deux termes liberté et libre-arbitre. D’un côté, je crois que la liberté consiste à être entièrement soi-même, à agir en conformité avec soi : ceci serait donc, dans une certaine mesure, la liberté morale des philosophes, l’indépendance de la personne vis-à-vis de tout ce qui n’est pas elle. Mais ce n’est pas tout à fait cette liberté, puisque l’indépendance que je décris n’a pas toujours un caractère moral. De plus, elle ne consiste pas à dépendre de soi comme un effet dépend de la cause qui le détermine nécessairement. Par là, je reviendrais au sens de libre-arbitre. Et pourtant je n’accepte pas ce sens complètement non plus, puisque le libre-arbitre, au sens habituel du terme, implique l’égale possibilité des deux contraires, et qu’on ne peut pas, selon moi, formuler ou même concevoir ici la