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LE MONDE QUI DURE

thèse de l’égale possibilité des deux contraires sans se tromper gravement sur la nature du temps. Je pourrais donc dire que l’objet de ma thèse, sur ce point particulier, a été précisément de trouver une position intermédiaire entre la liberté morale et le libre-arbitre. La liberté, telle que je l’entends, est située entre ces deux termes, mais non pas à égale distance de l’un et de l’autre. S’il fallait à toute force la confondre avec l’un des deux, c’est pour le libre-arbitre que j’opterais[1]. ».

Dans cet essai de définition, M. Bergson marque lui-même que l’indétermination, la spontanéité, l’indépendance reconnues par sa philosophie n’ont pas toujours un caractère moral. Peut-être pourrait-il reconnaître, avec quelques-uns de ses critiques, qu’elles n’en ont aucun. Mais qu’est-ce à dire sinon que le problème moral ne se ramène pas au problème du libre-arbitre, qu’il constitue un ordre de questions et de réalités nouvelles, que M. Bergson n’a pas jugé à propos d’aborder, tout simplement parce qu’il croit que, si la main humaine est capable de fabriquer bien des serrures, la main des philosophes capable d’en ouvrir beaucoup, il ne croit pas à la possibilité d’une philosophie passe-partout qui pourrait s’appliquer à toutes les portes et qui aurait réponse à toutes les questions ? Un problème doit être traité dans la plénitude d’une durée propre, et non résolu par l’application d’un schématisme abstrait. Si la spontanéité ou la liberté bergsonienne n’ont par elles-mêmes rien de positivement moral, si la totalité de l’être, sa plénitude et sa tension sont aussi bien données dans le monologue de Cléopâtre décidant d’assassiner le fils qui lui reste après avoir assassiné l’autre, que dans le monologue d’Auguste et le Je suis maître de moi…, c’est que la liberté bergsonienne ne se comporte au fond pas autrement que la liberté platonicienne (au Xe livre de la République) et la liberté kantienne. Elle n’apporte pas plus une doctrine de la moralité qu’une doctrine de l’immortalité. Mais, de même que Matière et Mémoire, en montrant l’indépendance de l’esprit relativement au corps, enlève certains obstacles à la croyance en une survivance de l’âme, de même l’Essai supprime certains obstacles à la vie et à l’efficace d’une morale. Le bon sens populaire s’est emparé, pour en faire la figure morale du déterminisme, d’une phrase plus ou moins bien comprise de Taine sur le vice et la vertu, produits comme le vitriol et le sucre. Quand Naquet la porta à une tribune parlementaire, Taine ne put faire qu’une réponse assez pauvre, à

  1. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, art. Liberté.