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LE BERGSONISME

puissance de tout saisir à l’état de réalisation actuelle, d’éprouver à la fois le plaisir du rêve et celui de la possession, la fraîcheur de l’enfance, la force de l’âge mûr et l’expérience de la vieillesse. La puissance de perfection qui nous soustrairait à la durée est analogue à celle qui, pour Garo, soustrairait la nature aux limites des espèces, aux nécessités de la fragmentation individuelle, et ferait pousser le plus gros fruit sur le plus grand arbre. Ne pouvant échapper à la durée nous rêvons du moins au monde futur où nous lui échapperons, nous figurons dans nos épures de philosophie et de science l’image de ce monde. Subissant la durée en fait, nous la nions en droit en n’y voyant qu’une impuissance de notre esprit, une faiblesse de notre ton vital, en lui attribuant une cause déficiente, en l’excluant rigoureusement de tout ce que nous investissons du signe de l’efficient et du positif.

Le morceau de cire de Descartes fait ici, comme le Gland et la Citrouille, mais sur le registre opposé, figure d’apologue. Descartes énumère les qualités que cette cire possède dans la durée, et qu’elle peut par conséquent perdre au fur et à mesure des opérations que je lui ferai subir : forme, couleur, saveur, odeur, sonorité, etc… Précisément parce qu’elles durent, elles ne sont pas. L’esprit n’arrive à l’être réel de la cire que lorsqu’il est parvenu à une qualité soustraite à la durée, l’étendue, lieu de la géométrie et de l’intelligence. Le regard de Descartes dénude cette cire jusqu’à ce que son intelligence en ait saisi l’être, en ait fait tomber la durée, l’ait ramené à une permanence, à une identité géométrique que Spinoza n’aura qu’à achever pour faire de l’étendue un attribut de la substance divine, une des figures sous lesquelles nous la concevons toute.

Au morceau de cire de Descartes, cette bonne cire de Hollande oubliée par sa servante sur un coin de sa table, les philosophes qui ne sont pas ennemis des images vivantes aimeront à opposer le morceau de sucre auquel M. Bergson se plaît à attribuer une importance symbolique. Ils l’ont reconnu sur une table du Collège de France, près du verre d’eau oratoire, et l’ont vu désigné du doigt à une génération de philosophes. Ce morceau de sucre dans l’eau change de forme comme le morceau de cire cartésien approché du feu. Et M. Bergson fait observer ceci : « Si je veux me préparer un verre d’eau sucrée, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. Ce petit fait est gros d’enseignements[1]. » Descartes devait pareillement attendre

  1. L’Évolution Créatrice, p. 10.