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LES DIRECTIONS

que son morceau de cire fondît, mais cette attente et cette durée il les négligeait superbement, et pensait, comme Zénon d’Élée, dans un monde où elles n’eussent pas existé. La réalité de la cire c’est son étendue, c’est-à-dire ce qui reste identique à tous les moments de la durée, ce qui ne dure pas. Les qualités qui se succèdent au fur et à mesure de ses transformations sous l’influence du feu n’existent pas, précisément en tant qu’elles durent, qu’elles constituent une histoire, solidaire de l’histoire de Descartes, lequel à cette heure en respire l’odeur, en pèse la masse, en modifie la forme. Du même fonds et du même point de vue, les cartésiens nièrent la valeur de l’histoire, la réalité du temps, l’univers étant créé à nouveau à chaque moment de la durée. Mais pour M. Bergson « le temps que j’ai à attendre n’est plus ce temps mathématique qui s’appliquerait aussi bien le long de l’histoire entière du monde matériel, lors même qu’elle serait étalée tout d’un coup dans l’espace. Il coïncide avec mon impatience, c’est-à-dire avec une certaine portion de ma durée à moi, qui n’est pas allongeable ni rétrécissable à volonté. Ce n’est plus du pensé, c’est du vécu. Ce n’est plus une relation, c’est de l’absolu. Qu’est-ce à dire, sinon que le verre d’eau, le sucre et le processus de dissolution du sucre dans l’eau sont sans doute des abstractions, et que le tout dans lequel ils ont été découpés par mon sens et mon entendement progresse peut être à la manière d’une conscience ? » Le morceau de cire cartésien servait à expliquer l’univers matériel par l’étendue, à l’opposer à la conscience. Le morceau de sucre bergsonien sert à l’expliquer par la durée, à l’assimiler à une conscience. Le morceau de cire signifiait que pour la réalité extérieure exister consiste à ne pas changer. Et même, dans l’ordre de l’intérieur et de la pensée, Descartes considère le changement comme un principe d’incohérence et d’inexistence, puisque le fait qu’elles sont pensées par un être qui change suffirait à rendre inopérantes même nos idées claires et distinctes, si nous n’avions pour garantir leur vérité permanente la vérité d’un être qui ne change pas, la véracité divine. Descartes met à chasser la durée de tous les coins de sa philosophie la même ténacité ingénieuse que sa servante hollandaise employait à découvrir et à ôter de la maison qu’elle entretenait le dernier fil d’araignée. La maison sera nette et à souhait pour le Dieu spinoziste.

M. Bergson dirait volontiers : Je pense, donc je change. Le changement est donné dans l’acte élémentaire de la pensée, comme y est donnée, pour une philosophie dialectique, la représentation. « Si un