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LES DIRECTIONS

a loin de là à cet univers sec, que les philosophes composent avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n’est plus seulement reliée à une autre partie, comme nous dit l’expérience, mais encore, comme le voudrait notre raison, coordonnée à un tout[1]. »

Ce serait un jeu d’esprit peut-être un peu vain (qui sait pourtant ?) de rapporter ce sentiment du fluide que nous retrouvons en les Essais au sang des juifs espagnols que la mère de Montaigne avait transmis à son fils. Montaigne, lecteur et disciple des Grecs, le met au compte philosophique du pyrrhonisme, mais nous ne voyons dans ce pyrrhonisme qu’un mot, et la vérité est qu’un tel sentiment est lié chez lui, comme chez M. Bergson, au courant même de la vie intérieure. Chez tous deux la pensée procède toujours, dans son mouvement naturel, à l’image de l’eau et du fluide : « Nous ne sommes pas le courant vital lui-même ; nous sommes ce courant déjà chargé de matière, c’est-à-dire de parties congelées de sa substance qu’il charrie le long de son parcours. » Le bergsonisme, c’est la géologie et la géographie, la climatologie et l’hydrologie du fleuve héraclitéen, le détail et l’explication du πάντα ῥεῖ (panta rhei).

Entre Montaigne et Bergson il y a le Cogito, trois siècles de science positive et de réflexion philosophique. Montaigne, qui se connaît comme mouvement et changement, tire cette conclusion que, le mouvement et le changement étant, selon les philosophes eux-mêmes, du contradictoire et de l’irréel, en se connaissant il ne connaît rien, il se connaît comme un rien, qui lui est d’ailleurs cher et lui paraît intéressant. M. Bergson conclut, de ce qu’il est mouvement et qu’il est, que les philosophes doivent se tromper en pensant que le mouvement n’est pas. Tout provient de cette erreur des anciens, donnée d’ailleurs inévitablement dans la pente de la nature humaine, et qui consista à faire du mouvement une dégradation de l’immobile. « D’où résultait que l’Action était une contemplation affaiblie, la durée une image trompeuse et mobile de l’éternité immobile, l’Âme une chute de l’Idée… La science moderne date du jour où l’on érigea la mobilité en réalité indépendante. Elle date du jour où Galilée, faisant rouler une bille sur un plan incliné, prit la ferme résolution d’étudier ce mouvement de haut en bas pour lui-même, en lui-même, au lieu d’en chercher le principe dans les concepts du haut et du bas, deux immobilités par lesquelles Aristote croyait en expliquer suffisamment la

  1. Introd. à la trad. du Pragmatisme de James, p. 4.