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LE BERGSONISME

réalité[1]. » Ainsi c’est la science elle-même qui nous a donné des exemples d’une approximation de plus en plus adéquate du mouvement. La différence entre la géométrie des anciens et celle des modernes consiste en ceci que la dernière considère les figures dans la continuité du mouvement qui les décrit, et non plus comme des données statiques. On peut supposer ou plutôt rêver une biologie de cette nature, une science qui serait « une mécanique de la transformation dont notre mécanique de la translation deviendrait un cas particulier, une simplification, une projection sur le plan de la qualité pure[2]. » Si une telle biologie est probablement impossible pour des intelligences constituées comme la nôtre, la psychologie, et surtout la métaphysique, cette psychologie de l’univers, nous permettent de suivre plus librement cette voie.

La science a eu beau s’appliquer à des considérations de mouvement qui étaient étrangères aux Grecs, elle est restée captive des conditions et de la nature mêmes de la géométrie, dont Descartes ne renouvelait que la fleur, et non la tige. Elle a vu le mouvement à travers la portion d’espace qu’il parcourt, qui sert à le mesurer et à l’utiliser, et sur cette confusion du mouvement et de l’espace qui le sous-tend sont bâtis les arguments de Zenon d’Élée. Les arguments de Zenon n’étant qu’un artifice dialectique peuvent être réfutés par d’autres artifices dialectiques, ceux par exemple qu’ont employés Aristote et Leibnitz. Ils n’ont d’intérêt que comme petits postes, qu’il est toujours facile d’enlever, d’une ontologie absolutiste, celle de Parménide, sorte d’hyper-spinozisme où tout est donné statiquement, en acte, dans le repos, l’identité, l’éternité de l’Être. Si on laisse de côté les philosophies négatives, celles des sophistes et des sceptiques, le bergsonisme, qui se transporte exactement et point par point aux antipodes de Parménide, figure un anti-éléatisme complet. Il est dès lors naturel que de son point de vue il voie traîner sur tout autre système des lambeaux plus ou moins apparents d’éléatisme, qu’il considère l’éléatisme (et le spinozisme qui en est la forme moderne) comme la somme idéale et parfaite des illusions naturelles à l’intelligence humaine. Les arguments de Zenon, faits pour défendre l’Être immobile, conserveront alors leur valeur retournée contre toute doctrine qui prétend faire procéder de l’Être immobile, éternel absolu, le mouvement et le changement. Ils fournis-

  1. Introduction à la Métaphysique, p. 30.
  2. L’Évolution Créatrice, p. 35.