Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/57

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
43
LES DIRECTIONS

sent à M. Bergson une occasion élégante de mettre l’esprit en demeure d’opter entre l’éléatisme et son contraire, et dans l’alternative de tenir avec l’éléatisme les arguments de Zenon pour valables ou de poser contre ces arguments toutes les thèses parfaitement contraires à celles de l’éléatisme. Les deux conférences d’Oxford sur la Perception du Changement résument ces thèses sous une forme volontairement paradoxale, Gorgias, quand il vint à Athènes, dut proclamer ainsi ses trois thèses sur l’être, la connaissance et le langage.

« Il y a des changements, mais il n’y a pas de choses qui changent : le changement n’a pas besoin d’un support. Il y a des mouvements, mais il n’y a pas nécessairement des objets invariables qui se meuvent : le mouvement n’implique pas un mobile[1]. »

Mais, au contraire de Zénon et de Gorgias, M. Bergson ne cherche pas à établir ses thèses par une dialectique extérieure qui se contenterait de ce résultat négatif d’avoir réduit l’adversaire au silence. Ses raisons, comme les raisons socratiques, sont des raisons humanisées, qui ne sauraient avancer qu’au fur et à mesure d’une disposition, d’une conversion intérieures. Pour comprendre ces thèses, il nous faut instituer en nous une habitude nouvelle, ou plutôt remonter par un effort la pente naturelle d’une habitude ancienne. Il nous faut saisir le mouvement comme un acte de la durée, le soustraire à l’espace où notre imagination le voit déposer sa trajectoire : « Nous n’avons point affaire ici à une chose, mais à un progrès : le mouvement, en tant que passage d’un point à un autre, est une synthèse mentale, un processus psychique et par suite inétendu. Il n’y a dans l’espace que des parties d’espace, et, en quelque point de l’espace que l’on considère le mobile, on n’obtiendra qu’une position[2]. » Le monde extérieur, étendu, nous est donné, ainsi que l’avait bien vu Descartes, comme instantané. Mais nous trouvons en nous le mouvement qui est l’acte de la durée, ou (si l’on ne veut pas employer plus que M. Bergson le vocabulaire aristotélicien) qui est un acte de durée, de notre durée. Là est le mouvement pur, réalité indivisible et sui generis, qu’Achille et la tortue éprouvent également de l’intérieur quand ils accomplissent l’acte indivisible de leur pas. Mais, de ce mouvement pur qui est un acte, nous créons, pour des besoins pratiques, par contamination avec l’espace instantané, un mouvement qui serait une chose comme

  1. La Perception du changement, p. 24.
  2. Essai sur les Données…, p. 83.