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LE BERGSONISME

d’extension, d’étendue, de détente et d’attente, et, d’un certain point de vue, toutes les thèses de Matière et Mémoire et de l’Évolution Créatrice.

Le point de départ consiste dans une donnée immédiate de la conscience ; nous éprouver dans notre profondeur intérieure comme une contraction capable d’une dilatation, c’est nous éprouver dans notre densité substantielle, comme chose qui pèse autant et en même temps que comme chose qui pense. Penser c’est peser, c’est sentir, comme une horloge qui serait consciente, des poids intérieurs ; et nous sentons instinctivement devant une pensée profonde son poids intérieur, comme l’œil sent d’abord le poids des entrailles dans un torse de la grande sculpture antique ou moderne. De même que dans la sculpture soufflée du XVIIIe siècle, n’est-il pas vrai qu’en face de pensées brillantes, faites de tours et de mots, même avant d’avoir dispersé le sophisme ou écarté l’analogie fragile, nous pressentons spontanément, au premier contact, le vide intérieur, et que, pareillement, dans une pensée substantielle et vivante, nous saisissons intuitivement le poids qu’y a coulé la réflexion ?

En quoi consiste ce poids psychologique qui s’appelle l’intensité ? L’analyse de l’intensité retombe ici sur les mêmes idées que celle de la qualité, puisque l’une et l’autre composent, de deux mots différents, mais convergents, la même valeur. Il y a dans les états psychiques quelque chose qui paraît croître ou diminuer. Cette croissance ou cette diminution, c’est une projection de la quantité extérieure sur l’intérieur où elle apparaît, traduite en langage psychique, comme qualité : projection du corps quand il s’agit de sensations affectives, projection de la cause extérieure quand il s’agit de sensations représentatives ; et, quand il s’agit non plus de sensations liées à une cause physique, mais de sentiments, où le psychique paraît se suffire à lui-même, multiplicité croissante de faits psychiques élémentaires, c’est-à-dire progrès vers la totalité, vers notre totalité intérieure. « L’idée d’intensité est donc située au point de jonction de deux courants, dont l’un nous apporte du dehors l’idée de grandeur extensive, et dont l’autre est allé chercher dans les profondeurs de la conscience pour l’amener à la surface l’image d’une multiplicité interne[1]. »

Ce que nous appelons intensité des sensations représentatives n’est dès lors que la projection des images extérieures, quantitatives,

  1. Essai, p. 54.