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LE BERGSONISME

tient justement à ce que notre conscience, qui commence par n’être que mémoire, prolonge les uns dans les autres, pour les contracter dans une intuition unique, une pluralité de moments[1]. » Or là où cette contraction, cette tension n’existeraient absolument pas, là où la détente serait absolue, rien ne durerait et rien n’existerait. Nous ne pouvons donc concevoir l’objet pur que comme une fiction. Mais n’en est-il pas de même du sujet pur ? M. Bergson n’a-t-il pas tout particulièrement exposé le caractère objectif, réel de notre perception aussi bien que de notre physique ? Qu’est-ce à dire sinon que sujet et objet sont des coupes arbitraires de la réflexion philosophique ? Sur ce terrain logique le bergsonisme coïncide avec une analyse poussée de la représentation telle que celle de Renouvier et d’Hamelin. « Nous admettrons donc comme un fait primitif, dit celui-ci, qu’on peut présenter de diverses manières, mais qui toujours, semble-t-il, s’impose avec une force singulière : que tout posé exclut un opposé, que toute thèse laisse hors d’elle une antithèse et que les deux opposés n’ont de sens qu’en tant qu’ils s’excluent réciproquement. Mais ce fait primitif se complète par un autre qui ne l’est pas moins. Puisque les deux opposés n’ont de sens que l’un par l’autre, il faut qu’ils soient donnés ensemble : ce sont les deux parties d’un tout[2]. »

Cette philosophie sera aussi étrangère aux catégories de matérialisme et d’idéalisme qu’aux catégories de sujet et d’objet. L’esprit ne saurait être tiré ou déduit de la matière, qui n’en est que la détente, la fin, l’extinction. Mais la matière ne saurait davantage être conçue comme une illusion de l’esprit. Elle est bien une réalité. L’esprit, par la simple détente de sa tension constitutive ne crée pas l’espace et la matière, mais s’adapte à eux. Il trouve une représentation de l’espace et de la matière simplement dans le sentiment de « sa détente éventuelle, c’est-à-dire de son extension possible. Il le retrouve dans les choses, mais il l’eût obtenu sans elles, s’il eût eu l’imagination assez puissante pour pousser jusqu’au bout l’inversion de son mouvement naturel[3]. » L’intelligible et la matière correspondent à un même mouvement de détente, inverse de la tension qui constitue la conscience de notre durée. « C’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses[4]. »

  1. Matière et Mémoire, p. 244.
  2. Essai sur les éléments principaux de la Représentation, p. 2.
  3. L’Evolution Créatrice, p. 220.
  4. Id., p. 225.