Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TI.djvu/85

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
71
LES DIRECTIIONS

L’espace est comme le schéma commun, fondé sur la nature de l’un et de l’autre, qui les adapte l’une à l’autre. L’étendue figure cette détente accomplie, mais en somme irréelle, parce qu’elle ne comporte plus ni mouvement ni durée. Qu’est-ce à dire, sinon que la matière s’étend dans l’espace sans y être absolument étendue, et qu’en la tenant pour décomposable en systèmes isolés, en lui attribuant des éléments bien distincts qui changent les uns par rapport aux autres sans changer eux-mêmes (qui se déplacent, disons-nous, sans s’altérer), en lui conférant enfin les propriétés de l’espace pur, on se transporte au terme du mouvement dont elle dessine simplement la direction ?[1] » Qu’est-ce à dire, demanderons-nous à notre tour, sinon que nous retrouvons dans le bergsonisme le mouvement qui a fait sortir de la philosophie cartésienne cette étendue intelligible de Malebranche, qu’Arnauld, parce que peu métaphysicien, jugeait peu intelligible ? Réellement la matière est quelque chose qui s’étend comme l’esprit se détend, mais qui ne serait absolument étendue que si ce mouvement s’achevait, c’est-à-dire ne l’est jamais ; l’intelligence en le concevant, selon sa loi, achevé, conçoit l’étendue parfaite, ce qui fait que l’étendue coïncide bien avec l’intelligible. Lorsque le duc d’Enghien, après la victoire de Cérisoles, revenant d’Italie passa à Toulouse, la question protocolaire de savoir qui des deux, le premier président ou lui, rendrait le premier visite à l’autre, apparut insoluble, pour de bonnes raisons trop longues à exposer ici et que rapporte La Roche-Flavin en ses Treize livres des Parlements de France. Après grands débats et méditations, il fut décidé que tous deux partiraient en même temps de leur résidence, se rencontreraient en un point fixé, et diraient en s’exclamant de joyeuse surprise : Justement j’allais vous voir. L’attitude de M. Bergson entre deux solutions antithétiques d’un problème participe souvent de cet ingénieux compromis, qui consiste précisément à traduire en termes de mouvement la totalité de données considérées jusqu’alors en tout ou en partie comme statiques. Ici l’intelligence ne s’explique pas par la matière ni la matière par l’intelligence, mais « c’est la même inversion du même mouvement qui crée à la fois l’intellectualité de l’esprit et la matérialité des choses », qui amène l’un vers l’autre, pour les faire coïncider en la notion intelligible d’espace, l’extension de la matière et le détendu ou l’étendu de l’esprit. Intellectualité et matérialité ne sont pas les mêmes moments d’un

  1. L’Évolution Créatrice, p. 222.