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LE BERGSONISME

d’abord songé) comique de la manière que dit M. Bergson. Alors c’était une autre pièce. Le plan de Molière veut que d’un bout à l’autre Tartuffe reste odieux : mais d’autre part Tartuffe est une comédie, il a pour sujet la mécanisation de l’homme et le grotesque humain, et l’on sait quel art prodigieux Molière a employé à maintenir sur le plan comique un sujet qui ne l’est pas. L’homme comique sera Orgon, et nous pourrons considérer Tartuffe comme le type de la pièce conçue sur le deuxième thème bergsonien : le thème du pantin à ficelles. Le pantin à ficelles, c’est Orgon, les doigts qui le font mouvoir c’est Tartuffe. Toute la tirade

Ah ! si vous aviez vu comme j’en fis rencontre !…
et la scène où Orgon chasse son fils nous en donnent la sensation physique, nous font éprouver dans nos membres mêmes le jeu de ficelles qui réunit au corps de la dupe la main du scélérat. On trouverait un exemple non certes plus important, mais encore plus caractéristique, dans la scène de l’Avare entre Harpagon et Frosine. Harpagon est le pantin, Frosine la main. Mais la ficelle ne peut faire marcher que la moitié du pantin. Quand Frosine lui laisse espérer l’amour de Marianne, il prend son air gai, il « marche ». Quand Frosine lui demande de l’argent, il prend son air sérieux, il ne « marche pas ».

J’ai dit que Tartuffe, au théâtre, ne faisait rire qu’une fois, et d’une explosion générale : c’est quand il est démasqué par Orgon. Sarcey écrit qu’il a vu jouer Tartuffe des centaines de fois, et que l’effet, sur tous les publics, est toujours prodigieux. À ce vers :

Ah ! ah ! l’homme de bien ! vous m’en vouliez donner ?
« un rire s’élève de tous les coins de la salle : un rire de vengeance, si vous voulez, un rire amer, un rire violent, peu importe ! » Et ces épithètes indiquent que pour Sarcey ce n’est pas le rire ordinaire. On ne rit pas seulement du mot d’Orgon, qui est en effet comique, et qui apporte, comme un fleuve à la mer, son tribut à l’insondable bêtise du personnage. On rit bien de Tartuffe, — non de ce qu’il dit, puisqu’il ne dit rien, mais de cela même qu’il ne peut plus rien dire. Au fond c’est le rire qui vous prend devant une personne qui tombe. Un enfant qui tombe ne fait rire personne. Un grave magistrat qui s’étalera par terre en suivant un cortège officiel fera rire toute