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LE MONDE QUI DURE

ans qu’il a choisi Agnès pour la rendre idiote autant qu’il se peut, la former aux soins de son ménage et à l’honneur de sa couche. Il s’y est pris par la force, la contrainte, le mécanique, — et il continue. Comme le docteur dispute selon les principes du syllogisme, comme le médecin guérit ou tue selon les règles, Arnolphe veut se faire aimer avec de l’autorité, des procédés, des maximes. Et plus il plaque du mécanique sur la vie, plus la vie, par ses seules forces, fait tomber ce mécanisme, le rend inutile et ridicule. Nous savons que, s’il se mariait, les précautions qu’il prend depuis douze ans pour éloigner l’infortune conjugale n’aboutiraient qu’à rendre plus assuré et plus opulent l’ombrage de son front. Tout le rythme de la pièce tient en ceci : un homme qui comprime la vie, et la vie qui, à chaque fois qu’il pèse sur elle, le repousse, le jette à terre et le bafoue. Bien qu’il soit mis par Horace lui-même au courant de toutes les ruses des deux amoureux, chacune des précautions qu’il prend tourne contre lui, comme ses douze ans de précautions ont fait tourner contre lui toute la nature d’Agnès. De sorte que l’action comique n’est que la projection dynamique d’un caractère comique. Qu’est-ce à dire, sinon que tout le comique du caractère d’Arnolphe et toute l’action de l’École des Femmes expriment le thème que M. Bergson appelle le diable à ressort ? Mais ce serait un exemple inverse de ceux qu’il donne. Dans ceux-ci (Le pauvre homme ? Qu’allait-ii faire dans cette galère ? Le Docteur du Mariage Forcé) le personnage comique figure un ressort sur lequel on appuie, et qui, en se détendant, en revenant à son idée fixe, fait rire. Ici au contraire le personnage comique fait rire en appuyant mécaniquement sur une réalité vivante qui, retrouvant son équilibre et sa nature, lui heurte et lui meurtrit le nez.

Les valeurs comiques de Tartuffe sont inverses de celles de l’École des Femmes. Ici, le personnage central n’est pas comique. M. Bergson nous dit bien, et très finement : « Il est si bien entré dans son rôle d’hypocrite qu’il le joue, pour ainsi dire, sincèrement. C’est par là, et par là seulement, qu’il pourra devenir comique. » Et je crois d’ailleurs que Coquelin l’avait compris ainsi. Tartuffe n’est pas l’imposteur, c’est le cagot, ou, mieux, le cafard. Ce que Molière (pour des raisons de prudence) donne pour un masque est bien une figure. J’accepterais ces lignes de M. Bergson à condition de changer le pourra en pourrait. Car enfin, à aucun moment de la pièce (sauf un seul, auquel je vais venir, et l’exception confirmera la règle) Tartuffe n’est comique. On conçoit fort bien un Tartuffe comique, et (Molière y a peut-être