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LE BERGSONISME

sinon d’empêcher, tout au moins de récupérer, d’utiliser humainement.

Identifier sa religion avec les intérêts, avec la vie d’une unité nationale ou même de l’unité humaine, cela ne nous paraît guère aujourd’hui que la religion de ceux qui sont dépourvus de sentiment religieux. Mais pendant de longues périodes, et sur de vastes espaces, cette religion du groupe, sous la forme du culte des ancêtres, a dominé, a peut-être été seule. On a cru que les morts restaient avec les hommes, que les morts étaient encore en quelque façon des hommes. Des formes plus profondes de la religion ont apparu lorsque, cessant de croire que les morts restaient avec les hommes, on a pensé qu’ils les quittaient pour aller ailleurs, parfois chez les dieux, parfois même pour être dieux. Puis les mystiques d’une part, les philosophes de l’autre, ont pensé que mourir c’était rentrer dans une vérité dont l’individu n’était que la limitation. Cette vérité, le mysticisme ou la philosophie peuvent nous y faire vivre par anticipation, de sorte que la mort ne surprenne pas le sage et le maintienne simplement dans l’état où la méditation l’aura mis. La forme vers laquelle la portait ce mouvement, la religion l’a atteinte lorsque l’Évangile a dit : « Cherchez d’abord le royaume de Dieu » et « Le royaume de Dieu est en vous ». Le royaume de Dieu n’est pas un royaume humain, et l’homme l’atteint en trouvant en lui le royaume qui n’est pas de l’homme.

Mais l’homme ne ferait pas œuvre humaine sans une croyance immodérée à l’existence de l’homme. Même et surtout sur ce haut plateau religieux, il répugne à concevoir la fin de l’homme comme autre chose que l’achèvement de l’homme. Et le mysticisme est obligé de le suivre sur ce terrain. De sorte que dans le mysticisme même s’installe un dualisme, une de ces contradictions qui sont d’ailleurs, comme l’opposition des deux sexes, la source de toute vie. M. Henri Brémond, dans le troisième volume de son grand ouvrage sur l’Histoire littéraire du sentiment religieux en France, distingue chez les mystiques la direction anthropocentrique et la direction théocentrique. Il attribue à Bérulle le mérite d’avoir fait dans le monde spirituel de son temps une révolution théocentrique, et il cite de lui ces lignes, que chacun rapprochera des lignes analogues de Kant : « Un excellent esprit de ce siècle, — dit-il, et il ajoute en marge Nicolaus Copernicus — a voulu maintenir que le soleil est au centre du monde, et non pas la terre ; qu’il est immobile, et que la terre, proportionnellement à sa figure ronde, se meut au regard du soleil… Cette opinion nouvelle,