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LE MONDE QUI DURE

peu suivie en la science des astres, est utile et doit être suivie en la science du salut. » Et M. Henri Brémond ajoute : « Dieu centre, et vers qui toute vie religieuse doit être en un mouvement continuel, prenez-y garde, cette conception avait été jusqu’alors moins commune qu’on ne pourrait croire. En théorie, personne, sans doute, ne l’aura jamais combattue, mais en fait, et pendant de longs siècles, on a suivi communément une direction, je ne dis certes pas contraire, mais différente ; on s’est exprimé comme si le soleil tournait autour de la terre, comme si faire notre salut était notre but suprême[1]. » On s’est exprimé comme si… On s’est exprimé du point de vue de l’homme, comme l’homme devant le soleil s’exprimait et s’exprime encore, voyait et voit encore du point de vue de la terre. Ce on ne s’applique d’ailleurs, pour M. Brémond, qu’aux écrivains religieux et aux théologiens, et il ne s’occupe pas des philosophes, sur lesquels le point de vue serait tout à fait différent. C’est aussi la religion, et particulièrement la religion chrétienne, que nous considérons ici (et la difficulté que M, Bergson pourrait trouver à exposer ses idées religieuses, doit consister surtout dans la difficulté qu’éprouve le philosophe à se garder d’employer à l’excès la manière philosophique en des matières qui lui paraissent et qui nous paraissent d’abord et si légitimement et si profondément philosophiques). Or il semble que la religion chrétienne implique un théocentrisme de droit et un anthropocentrisme de fait, et que la prudence de l’Église consiste à empêcher le chrétien d’annuler, quelque diable bon théologien le poussant, l’un de ces contraires. En droit tout l’effort du chrétien doit tendre à la gloire de Dieu, dans l’annihilation absolue de sa propre personne et de son moi haïssable. En fait l’œuvre de notre vie c’est l’œuvre de notre salut, du salut de notre âme individuelle. Que dis-je l’œuvre de notre vie ? C’est l’œuvre de Dieu lui-même, qui s’emploie de sa chair et de son sang au salut de cette âme. « J’ai versé telles gouttes de sang pour toi. » Et les vers de Verlaine seraient avoués, glorifiés par tout théologien.

Oui, votre grand souci c’est mon heure dernière.
Vous la voulez heureuse, et, pour la faire ainsi,
Dès avant l’univers, dès avant la lumière,
Vous préparâtes tout, ayant ce grand souci.
Du côté de ce droit et du côté de ce fait l’Église met également ses
  1. Histoire…, t. III, p. 24.