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LE BERGSONISME

d’une énergie spirituelle inopérante, puisqu’elle ne saurait opérer, agir, être énergie utile, qu’en devenant conscience, en s’adaptant à la matière, en se limitant. Nous ne pourrions dès lors guère imaginer cette supra-conscience que sous l’aspect du Dieu d’Aristote, c’est-à-dire d’une vie de la vie quelque peu analogue à la pensée de la pensée (opposez la life of the life de Shelley et du romantisme à la νόησις νοήσεως (noêsis noêseôs) de l’intellectualisme). Peut-être présente, et conservée dans le monde de la conscience et des individus comme un noyau. Peut-être passée, plénitude de l’énergie antérieure à sa défaite, mouvement indivisible de la fusée lumineuse qui retombe en gouttes de lumière et en débris obscurs. Peut-être future, la vie tendant à faire ou à refaire une supra-conscience.

Nous pouvons, sans dénaturer le sens général de la philosophie bergsonienne, faire glisser la supra-conscience du côté soit du présent, soit du passé, soit de l’avenir. Ce que nous ne pouvons pas faire, c’est la placer hors de la durée, c’est-à-dire hors de l’être. Là même est le principal trait commun entre la supra-conscience et la conscience, qui s’opposent par tant de côtés : l’une et l’autre sont choses qui durent, l’une et l’autre expriment, sur deux rythmes différents, la durée. Être, dans le bergsonisme, c’est durer, et notre vie se trouve placée au carrefour de plusieurs rythmes de durée. En outre de notre durée individuelle, nous existons dans un rythme de durée familiale, dont l’image la plus claire et la plus pure nous est fournie par le groupe de la mère et de l’enfant. Il existe aussi une durée sociale, beaucoup plus obscure, plus difficile à incorporer à notre conscience réfléchie, mais qui nous enveloppe de tous côtés et qui soutient une grande part de notre vie. La matière a sa durée, cette durée infiniment diluée et faite de répétitions plutôt que de progrès, où la science, s’accordant docilement à son rythme, s’efforce de descendre avec la lampe de mineur. Et la connaissance de ces durées, qu’est-ce sinon la connaissance d’une histoire ? Pareillement, dire que la supra-conscience existe, c’est dire qu’elle dure. Si peu que nous puissions dire du Dieu bergsonien, toujours est-il que nous en pouvons dire ceci, qu’il dure, et que la divinité a une histoire. Mais cette histoire nous ne la connaissons pas. Notons que le Dieu de la religion chrétienne s’oppose au Dieu de la religion naturelle et philosophique en ce qu’il a une histoire, et qu’une doctrine qui fait de la durée un absolu ferme moins la porte à une religion positive qu’une doctrine qui en fait une illusion.

Pour atteindre à quelque vue sur la durée possible, sur l’histoire pos-