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LE MONDE QUI DURE

sible de Dieu, il faudrait que nous pussions déjà nous faire une idée de la durée générale de l’univers. Cette durée générale, qui constituerait l’existence à la fois en sa généralité la plus étendue et en son intensité la plus profonde, M. Bergson ne la désigne encore que vaguement. Elle est la durée dans laquelle s’emboîtent et par laquelle vivent tous les systèmes que l’intelligence y découpe artificiellement, et auxquels elle s’arrête momentanément. Le plus général de ces systèmes est le système solaire, mais il se rattache au reste de l’univers par un fil ténu le long duquel « se transmet, jusqu’à la plus petite parcelle du monde où nous vivons, la durée immanente au tout de l’univers[1]. » Imaginons provisoirement un spinozisme inverti, fait d’un Sentimus, experimur, nos temporaneos esse, et, tirant l’être du Sentimus comme Descartes du Cogito, suivi d’un omnia sub specie durationis. La durée serait alors la substance qui, au lieu de s’exprimer mathématiquement et hors du temps en une infinité d’attributs, s’imprimerait de façon vivante et temporelle en une infinité de moments. De même que substance, pour Spinoza, signifiait automatiquement, par simple exigence originelle de l’être, infinité d’attributs, « durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l’absolument nouveau[2] ». Les systèmes isolés par l’intelligence, par la science, n’ont une durée et par là une forme d’existence analogue à la nôtre, que si nous supprimons les lignes de notre action possible selon lesquelles l’intelligence les a découpés artificiellement, et si nous les voyons résorbés « dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même ».

Mais si dans l’univers l’intelligence découpe artificiellement des systèmes, l’univers n’est pas lui-même un système. Nous pouvons étendre sans doute les lois de notre physique à chacun des systèmes solaires, nous ne saurions les étendre à l’univers, car « l’univers n’est pas fait, mais se fait sans cesse[3] ». Il ne ressemble pas à un système, mais à une conscience. C’est en le replaçant dans ce tout vivant, dans ce mouvement sans arrêt, dans cette création sans repos, que la philosophie devra s’efforcer de penser un système matériel. La philosophie du système solaire à laquelle tend le positivisme de Comte paraît une imagination scientifique aussi peu philosophique que sa religion de l’humanité n’est religieuse.

Réintégrer un système dans le tout, c’est passer en somme de ce

  1. Évolution Créatrice, p. 11.
  2. Id.
  3. Id., p. 262