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LE BERGSONISME

que Matière et Mémoire appelle la perception de fait à la perception de droit. Mais M. Bergson pose pareillement une conscience de droit, qui serait notre mémoire intégrale et se confondrait avec tout notre passé, peut-être avec le passé de l’univers, peut-être avec le passé de Dieu. Perception de droit, qui coïnciderait avec la vérité de la matière, mémoire de droit, qui coïnciderait avec la plénitude du passé, épuisent-elles toute la réalité ? Si elles l’épuisaient, ni la vie, ni la durée, ni l’évolution créatrice, ni Dieu n’existeraient. Vivre, durer, créer, c’est produire plus qu’il n’y a dans le passé et le présent, dans la matière et la mémoire. L’univers vit dans la mesure où ce plus s’engendre. Or ce plus ne s’engendre que par l’action, l’action qui a pour condition un choix dans un tout, c’est-à-dire la vie individuelle. Dès que nous envisageons l’univers du point de vue de l’action, nous ne voyons que des individus, nécessairement limités, limités pour être actifs et efficaces, nous ne voyons pas Dieu. Ou plutôt la vie des individus, la production dans la durée, marquent une déficience actuelle de Dieu, un Dieu dans son effort, dans son devenir. On ne voit guère que le bergsonisme puisse dire de Dieu autre chose que ce qu’il dit de l’univers, qui « n’est pas fait, mais se fait sans cesse. Il s’accroît sans doute indéfiniment par l’adjonction de mondes nouveaux[1] ». Cette adjonction de mondes nouveaux nous n’avons d’ailleurs pas besoin d’aller la chercher dans quelques lointains stellaires, nous l’éprouvons en nous, quand nous durons, quand nous créons, quand nous vivons, quand nous amenons au jour notre raison d’être individuelle, familiale, nationale, humaine. La femme qui met un homme au monde, le génie dans l’acte de la production, les moments privilégiés de l’amour, de l’art, de la pensée, impliquent bien le sentiment que l’univers s’accroît d’un monde nouveau, nous placent à la crête de la vague religieuse, à la pointe du courant divin.

Le spinozisme, lorsqu’il a revêtu aux yeux du romantisme allemand une forme religieuse, enthousiasma le jeune Schleiermacher et Novalis comme une philosophie « pleine d’être ». Si le bergsonisme exerce une influence de ce genre, ce sera aussi comme une philosophie pleine d’être. L’analyse qui, en des pages célèbres de l’Évolution Créatrice, s’attaque pour l’expulser à l’idée du néant, occuperait dans une philosophie religieuse une place centrale. Mais plein d’être signifiait, pour Novalis, ivre de Dieu. Pour tirer du spinozisme cette ivresse mystique, il était

  1. Évolution Créatrice, p. 262.