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LE MONDE QUI DURE

inutile, il était même dangereux d’avoir lu attentivement et d’interpréter fidèlement Spinoza. Pareillement, nous voyons fort bien, à la limite du bergsonisme, et dans sa sphère d’influence possible, un mysticisme, une théologie ou une théophanie, que M. Bergson ne pourrait d’ailleurs que désavouer. Le pluralisme anglo-saxon constitue peut-être déjà, pour une pareille influence, un milieu aussi favorable que l’était, pour Spinoza, le naturalisme romantique de l’Allemagne.


XII

L’IMMORTALITÉ

Il serait aussi vain de dire de M. Bergson qu’il est pragmatiste ou qu’il ne l’est pas. Sa philosophie se déroule sur un plan avec lequel les pragmatistes sont facilement de plain-pied, mais ne sauraient retrouver leurs cadres, leurs habitudes anglaises et américaines. Mais comme presque tous les philosophes, et en particulier Descartes et Spinoza, il estime que la philosophie a pour but principal de donner réponse à des questions humaines, car un philosophe est un homme, qui pense en homme et pour des hommes. S’il était démontré, dit-il, que la philosophie ne peut fournir aucune réponse à ces questions : Que sommes-nous ? D’où venons-nous ? où allons-nous ? elle ne vaudrait pas une heure de peine.

Elle ne saurait éluder par conséquent le problème de la mort. Aucun philosophe ne l’a éludé. Et aucun philosophe — j’entends les grands — n’a cru que la mort du corps fût la mort de ce qui est réel en nous. La méditation de la réalité projette sur cette réalité une lumière qui la rend invincible à la mort. Mais pour M. Bergson la philosophie, dans ses réponses à ces trois questions, doit s’efforcer d’arriver non à des vérités de sentiment, mais à des résultats précis et « montrables ». La question de la survivance de la personne, de l’esprit, de l’âme, ne comporte pas jusqu’ici ce genre de précision et de preuve. C’est pourquoi M. Bergson ne l’a traité que de façon accessoire, avec des réserves,