Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/182

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
168
LE BERGSONISME

apporté à cette philosophie l’image (et c’est plus qu’une image) du cinématographe. Les réflexions sur le mécanisme cinématographique de la pensée ont été nous éclairer, à travers vingt-quatre siècles, les arguments de Zénon d’Élée : je pense à cette machine électrique dont à Thèbes on entend le bruit dans la vallée des tombes royales, et qui allume une ampoule sur le visage d’Aménophis III. Zénon d’Élée serait peut-être devenu bergsonien avec autant de facilité que saint Paul est devenu chrétien, et par le même retournement symétrique. Mais pour aller de Zénon à Bergson il fallait du temps, et un bergsonien trouvera que les Grecs ont mieux employé leur temps en zénonisant et en platonisant, en fondant les mathématiques, ce charbon ou cette houille blanche de l’intelligence, qu’ils ne l'eussent fait en bergsonisant.

Rien peut-être mieux que l’histoire saisie dans son flux réel et vivant ne nous met à plein dans l’esprit du bergsonisme. L’Évolution Créatrice, prenant une place exactement opposée au cartésianisme, donne à la philosophie de la vie le caractère non d’une physiologie, mais d’une histoire. Définir comme une durée les êtres vivants d’une part, la totalité des êtres vivants d’autre part, c’est définir les premiers comme des histoires particulières et la dernière comme une histoire générale. « Comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être vivant pris à part, l’organisme qui vit est chose qui dure… Partout où quelque chose vit, il y a, ouvert quelque part, un registre où le temps s’inscrit[1]. » Un registre où le temps s’inscrirait, ce serait la définition idéale de l’histoire, portée par la définition même de la vie. Et pourtant cette définition idéale ne saurait cadrer avec la définition réelle ; l’histoire proprement dite, l’histoire humaine, a son équation personnelle, son point de vue particulier, qui ne doit pas se confondre avec ceux de l’histoire naturelle.

Un registre où le temps s’inscrirait, — ou tout au moins ce qui se rapprocherait le plus de ce registre, ce seraient de simples annales. Or nous entendons par histoire non un registre où le temps, s’inscrit, mais un registre où l’homme inscrit le temps, où il en inscrit ce qui lui paraît mériter de l’être. L’histoire joue alors sur un plan analogue à celui de la mémoire. En principe, du passé humain elle ramène à

  1. L’Évolution Créatrice, p. 16.