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LE MONDE QUI DURE

la lumière ce qui peut servir à la vie présente et mieux encore ce qui peut servir dans toutes les démarches de la vie. Je dis en principe, car beaucoup de souvenirs désintéressés se glissent par cette porte, et l’histoire, qui par certains côtés constitue un art, évoque de façon esthétique des tableaux pittoresques. Mais sous sa forme utilitaire ou sous sa forme esthétique, elle est soumise à une loi qu’il lui est difficile d’éluder et qui l’empêche d’enregistrer exactement la vie, la soumet elle aussi au mécanisme de la vision cinématographique : c’est la loi de finalité.

L’histoire porte sur la vie sociale. Et la vie sociale plus encore que la vie individuelle est tendue vers l’action. Et les nécessités de l’action impliquent une croyance à la finalité. « La finalité par excellence, pour notre entendement, est celle de notre industrie, où l’on travaille sur un modèle donné d’avance, c’est-à-dire ancien ou composé d’éléments connus[1]. » Or il y a finalité là où il y a intention. L’industrie est un système d’intentions clairement conçues, entièrement exécutées, sans que l’action imprévisible et gratuite les déborde en rien. La tendance à supposer derrière les actions d’autrui une intention formelle qui couvre exactement le champ de l’action constitue une de nos erreurs les plus habituelles et les plus tenaces sur la vie. Si elle est poussée à son extrémité logique, si elle n’est pas corrigée jusqu’à un certain point par le bon sens naturel, elle donne naissance à la folie, au délire de la persécution par exemple. Quand le persécuté n’entend pas deux personnes qui causent à quelque distance, il tourne cette circonstance en une intention formelle, prêtée à ces personnes, de n’être pas entendues, ce qu’il ne peut expliquer qu’en jugeant qu’elles disent du mal de lui. Or les hommes ont rarement l’intention de faire tout le mal et tout le bien qu’ils font. M. Bergson explique précisément que l’action diffère « elle réalité présente et neuve, de l’intention, qui ne pouvait être qu’un projet de recommencement ou de réarrangement du passé[2] ». Dans la vie ordinaire cependant elle suit de si près l’intention, elle est tellement teinte à son image qu’il faut un effort de réflexion pour apercevoir cette différence. Surtout le mythe de la coïncidence entre l’action et l’intention sert de fondement à la notion utile de responsabilité sociale. Quand on passe aux formes les plus expresses et les plus hautes de l’élan vital, comme le génie artistique,

  1. L’Évolution Créatrice, p. 178.
  2. Id., p. 51.