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LE BERGSONISME

les tenant indignes d’un philosophe, ses abondantes images, comme si tous les grands philosophes n’avaient pas été de grands créateurs d’images, sauf Kant qui en a encore néanmoins quelques-unes fort belles. Mais les images qui sont des fins pour le poète sont moyens pour le philosophe. « L’intuition philosophique, dit M. Bergson dans une lettre à M. Hoffding, après s’être engagée dans la même direction que l’intuition artistique, va beaucoup plus loin : elle prend le vital avant son éparpillement, en images, tandis que l’art porte sur les images. » Les images de M. Bergson sont faites pour donner au lecteur l’idée du courant qui les a déposées et dépassées. Il nous semble que ce courant comporte une multiplicité indéfinie d’images dont quelques-unes seulement s’explicitent. Cette philosophie a beau ne pas être une œuvre d’art, elle ne pourrait pas plus se produire sans l’imitation de l’œuvre d’art, sans la sympathie avec l’œuvre d’art, qu’elle ne pourrait se formuler sans les mots.

Au centre du bergsonisme, il y a ce que M. Berthelot appelle l’idée de vie, et qui n’est pas plus idée que sentiment ou volonté : disons la conscience de la vie comme d’un élan imprévisible et créateur. Cet élan le philosophe nous le fait comprendre, mais il ne nous le fait pas le voir. Il ne peut que nous apprendre à le voir, comme dans l’allégorie de la caverne. À le voir d’abord en nous. Et ensuite et surtout chez ceux des hommes où cet élan apparaît en gros traits, substantiel et chargé, créateur d’objets qui demeurent, c’est-à-dire chez les artistes. Si la réalité est création, c’est dans nos moments de création que nous saisirons la réalité : tels, l’acte générateur, l’amour maternel, la production de l’œuvre d’art. « Le temps est invention ou il n’est rien du tout. » Dès lors le temps réel nous apparaîtra plus clairement dans l’invention la plus pure et la plus forte, l’invention artistique. Il n’en est pas en effet des productions de l’amour et de l’art comme de la production des outils, des machines, et en général de tout le travail utilitaire. Dans ces derniers cas produire c’est vouloir produire, créer c’est créer d’abord le modèle sur lequel on créera, comme le démiurge du Timée. Mais dans l’amour comme dans l’art l’acte de création est incommensurable avec la réalité créée. Comme un œil est produit par l’acte simple de la vision, un homme est fait dans l’acte simple de la génération. « La nature n’a pas eu plus de peine à faire un œil que je n’en ai à lever la main. » Elle a eu sans doute le même complexus de plaisir et de peine que des parents à faire un enfant, un poète à écrire un poème. « L’acte d’organisation a quelque chose d’explosif. Il lui faut, au départ,