Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume III – TII.djvu/74

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
60
LE BERGSONISME

lement, quoique légèrement, en les apercevant, de manière à nous replacer tout d’un coup dans l’indéfinissable état psychologique qui les provoqua[1] ». Vérité qui n’apparaît peut-être pas également dans tous les arts. Quel mouvement notre corps imite-t-il quand nous lisons l’Énéide ou la Cousine Bette ? Même là, si on y réfléchit, on voit que le mouvement du vers, du dialogue, du récit, entretiennent jusque dans notre corps un courant moteur qui porte l’émotion de beauté. Et quand nous considérons l’architecture, il semble bien que la beauté d’un temple ou d’une église ait pour schème une attitude de notre corps. Si ce corps infiniment aisé et passif pouvait suivre jusqu’au bout les réactions que dessine le cerveau, son mouvement serait devant une façade ou une nef gothique le mouvement même de cette façade et de cette nef. Là où il n’y a pas ce mouvement possible du corps, il n’y a pas de beauté architecturale. Tout le temple grec paraît une analyse des mouvements du corps humain, faite par des géomètres et des sculpteurs, et une recomposition idéale de ces mouvements. À plus forte raison les arts plastiques.

Un des principes de la métaphysique bergsonienne est qu’il y a des mouvements réels. Cela pourrait devenir, s’il y avait une esthétique bergsonienne, le principe de cette esthétique. L’art par excellence serait pour elle l’art qui nous place au cœur du mouvement réel, la musique. Le dernier passage cité de l’Essai, et qui concerne l’art en général, se trouve presque reproduit vingt pages plus loin au bénéfice de la seule musique. « Comprendrait-on le pouvoir expressif ou plutôt suggestif de la musique, si l’on n’admettait pas que nous répétons intérieurement les sons entendus, de manière à nous replacer dans l’état psychologique d’où ils sont sortis, état original, qu’on ne saurait exprimer, mais que les mouvements adoptés par l’ensemble de notre corps nous suggèrent[2]. » La musique est une danse réduite aux mouvements esquissés par le cerveau, la danse est une musique dont le mouvement se répand librement dans le corps entier. Aussi la musique est-elle infiniment plus esthétique que la danse, bien que la musique soit une danse virtuelle et la danse une musique jouée. C’est que la musique est déversée du côté de la perception et la danse du côté de l’affection. Or la perception mesure notre action virtuelle sur les choses et l’affection notre action réelle. L’action virtuelle de

  1. Essai, p. 13.
  2. Id., p. 33.