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LE MONDE QUI DURE

perception et de la science. L’intelligence ne représente « à l’activité que des buts à atteindre, c’est-à-dire des points de repos,… l’image anticipée du mouvement accompli[1] ». Ces conditions qui fixent l’intelligence dans son rôle pratique, l’art les dépasse. Il retrouve, bien avant la philosophie, sous le point de repos le mouvement ; il sait conserver dans l’image du mouvement accompli la réalité du mouvement qui s’accomplit, comme il amène à l’intelligence utile et fabricatrice le maximum d’intuition.


VIII

LE RIRE

Sauf une page sur la grâce, et, dans l’Essai, cette indication que le beau artistique lui paraît antérieur au beau de la nature, M. Bergson s’est abstenu de toute vue sur l’esthétique. Il a peut-être d’ailleurs rêvé d’écrire une esthétique. S’il ne l’a pas fait, il a du moins défriché un coin voisin de ce vaste domaine, celui du rire et du comique. À côté de l’Essai, de Matière et Mémoire, de l’Évolution Créatrice, le Rire fait figure de drame satyrique dans une tétralogie. Il est ce que M. Bergson a écrit de plus élégant et de plus littéraire. La solution originale qu’il a apportée à ce petit problème n’a pu soulever aucune objection sérieuse et paraît aujourd’hui à peu près définitive. Elle est liée d’ailleurs à toute sa philosophie, dont elle forme une illustration pittoresque. Elle est liée aussi à la critique littéraire, elle lui appartient par des pages très pénétrantes sur le génie de la comédie, et particulièrement sur Molière.

Et ce livre sur l’esprit est peut-être le seul livre spirituel qu’un philosophe ait écrit depuis Platon. La comédie et la philosophie ont toujours eu d’assez mauvais rapports. À Athènes, durant toute la période de la comédie ancienne, les comiques ont coutume de prendre la philosophie et les philosophes pour plastrons. Et Molière,

  1. Évolution Créatrice, p. 324.