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ration des hommes[1]. » Voilà une opinion qui pourrait faire réfléchir notre âge sans rhétorique et qui eût sans doute rallié Brunetière, auteur d’une Apologie pour la rhétorique. Flaubert a écrit en Salammbô un des plus grands livres de la rhétorique française, et en Bouvard et Pécuchet le livre que Rémy de Gourmont considère, avec la Chanson de Roland, comme le plus purgé de toute rhétorique. Mais Bouvard, c’est un livre écrit pour interdire d’en écrire d’autres, pour tordre le cou, précisément, chez les hommes, à la faculté d’admiration…

Entre Flaubert et les Goncourt (y compris tout le courant issu de l’écriture artiste), le malentendu n’est pas moindre, et l’horreur des deux frères pour les « phrases de gueuloir » s’explique fort bien. Pour Flaubert, le style consiste à exprimer le caractère de l’objet par une beauté verbale, à transposer la nature des choses en des natures de phrases. Pour les Goncourt, il consiste à diminuer le plus possible l’écart entre la sensation et la phrase, à laisser tomber de la phrase tout ce qui n’est pas sensation directe, à marcher librement dans les répétitions, les cascades de relatifs et de génitifs, qui faisaient le tourment de Flaubert.

Il y a eu au XIXe siècle des styles de prose aussi divers et aussi ennemis que les styles de peinture. La question : Flaubert savait-il écrire ? a été posée aussi bien pour Stendhal ou Sainte-Beuve ou Balzac que pour lui, comme la question : Delacroix savait-il peindre ? ou Courbet savait-il peindre ? Il y a là des problèmes de préférence et de goût personnels qu’on ne pourra jamais résoudre, et heureusement : ce sont ces divergences du sentiment public qui permettent à l’art de mettre au jour toutes ses tendances contraires. Ce que nous pouvons faire, c’est définir et situer ce style. On a dit bien souvent que Flaubert était un romantique de tempérament qui a atteint au génie quand, à partir de Madame Bovary, il a recoupé ce romantisme par du réalisme. Quoi qu’il en soit de cette appréciation sommaire, on peut dire pareillement, en s’appuyant, sur les Œuvres de jeunesse et la Correspondance, qui nous donnent un état natif du style de Flaubert, que ce style, depuis Madame Bovary, c’est de l’oratoire freiné et discipliné par l’art des coupes.

Flaubert se rattache donc d’un côté aux maîtres du style

  1. Les Romanciers naturalistes, p. 117.