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oratoire, Balzac, Bossuet, Massillon, Rousseau, Chateaubriand, de l’autre aux maîtres du style coupé, La Bruyère et Montesquieu. Bien qu’il n’ait pris conscience qu’assez tard des secrets de la coupe, l’art de la coupe était sans doute aussi bien donné dans sa nature que l’art de la phrase. Notez qu’il est précisément avec La Bruyère et Montesquieu prosateurs purs, un des rares prosateurs français qui n’ait jamais fait de vers ou n’en ait fait que de mauvais. Nous avons trois vers et demi, écrits par Flaubert à l’âge de quatorze ans et cités dans les Mémoires d’un fou :

Fatiguée du jeu et deQuand le soir
Fatiguée du jeu et de la balançoire
La douleur est amère, ma tristesse profonde,
Et j’y suis enseveli comme un homme dans la tombe

Nous ne sommes dès lors pas étonnés de lire dans Du Camp : « Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse. » Du Camp exagère peut-être et nous avons des vers de Flaubert qui marchent sur leurs pieds, mais cette incapacité congénitale de poésie est sans doute une des conditions secrètes qui ont permis sa nature de prose. Peut-être pourrait-on y rattacher ses préférences pour les rythmes impairs. Mais c’est là une question de psychologie du style encore trop obscure.

Discuté d’une part, imité de l’autre, son style a vécu de deux façons après sa mort. Presque toutes les nouveautés de style qu’il a introduites se sont trouvées viables et ont fait école. Reconnaissez-les au passage dans une page de Maupassant : « Il semblait à Jeanne que son cœur s’élargissait, plein de murmures, comme cette soirée claire, fourmillant soudain de désirs rôdeurs, pareils à ces bêtes nocturnes dont le frémissement l’entourait. Une affinité l’unissait à cette poésie vivante, et dans la molle blancheur de la nuit, elle sentait courir des frissons surhumains, palpiter des espoirs insaisissables, quelque chose comme un souffle de bonheur[1]. »

  1. Une vie, p. 16.