Page:Thibaudet - La Poésie de Stéphane Mallarmé.djvu/189

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cise. Le mot, surgi seul, par sa propre vertu musicale, apporte avec lui le malaise de ne tenir point sa place dans une poésie ni dans l’ordre d’une phrase, l’angoisse de rester sans précédent et sans suite. Avec une habitude poétique un tel état prend spontanément la forme d’une fin de vers, la fin d’un vers qui n’a pas eu de commencement, ou plutôt dont le commencement est figuré, comme les parties brisées d’une statue, par un mouvement virtuel, une direction. La tension nerveuse qui crispe le poète se traduit par un état musical, par la conscience dans l’air de cordes invisibles qui, sous chaque frôlement, comme sous une aile, s’apprêtent à vibrer, de sorte que la syllabe faible nul figure une corde tendue, dont la forte finale tième tire, comme une aile qui glisse, un son, de sorte aussi que le mot se termine non dans un vide absolu, mais dans un vide saturé de latente musique. Et tout simplement il en est ainsi d’une quelconque fin de vers, doublement du vers rimé, nombreusement d’une rime riche, ample et rare : la rime se prononce et se diffuse dans les ondes propagées d’un silence réel, comme un coup de rame dans une eau calme. Le rejet Est morte s’est imposé immédiat et automatique. Le vocable sitôt né s’est enfoncé dans la plénitude de silence qui décrit autour de lui ses cercles liquides. L’impossibilité douloureuse pour la pensée de laisser un mot ainsi isolé, le minimum d’effort, la moindre action pour aboutir à un jugement qui reconnaisse le fait sans rompre presque le silence et plutôt en le concentrant sur un noyau obscur, tout cela rebondit, par delà le blanc, dans : Est morte.

Ici est atteint le premier palier de l’hallucination, celui qui la formule en un tout logique. Ce n’est plus seulement le mot qui s’impose comme un son, c’est la phrase, maintenant faite, qui s’installe comme un jugement. (Je suis obligé de feindre cette succession, schème de la simultanéité ou tout au moins de la durée réelle.) La phrase, comme une puissance qui tendait à l’être, comme un organisme élémentaire en un milieu liquide,