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Page:Thoreau - Walden, 1922.djvu/159

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pas entendu parler de la chute en un temps où leur suffisaient encore des lacs de cette pureté. Dès lors avait-il commencé à monter et descendre, clarifié ses eaux et coloré de la nuance qui les pare aujourd’hui, puis obtenu du ciel un brevet pour être le seul Étang de Walden du monde, distillateur de célestes rosées ? Qui sait en combien de littératures de peuples oubliés ceci fut la Fontaine de Castalie ? ou quelles nymphes le présidèrent en l’Age d’Or ? C’est une gemme de la première eau, que Concord porte dans sa couronne.

Toutefois se peut-il que les premiers qui vinrent à cette fontaine aient laissé quelque trace de leurs pas. J’ai été surpris de découvrir ceinturant l’étang, là même où un bois épais vient d’être abattu sur la rive, un étroit sentier qu’on dirait une planche dans le versant escarpé, tour à tour montant et descendant, se rapprochant et s’éloignant du bord de l’eau, aussi vieux, il est probable, que la race de l’homme ici, tracé par les pieds des chasseurs aborigènes et encore aujourd’hui de temps à autre foulé à leur insu par les occupants actuels du pays. Il est particulièrement distinct pour qui se tient au milieu de l’étang en hiver, juste après une légère chute de neige, alors qu’il prend l’aspect d’une claire et sinueuse ligne blanche, que ne ternissent herbes ni brindilles, et fort apparent à un quart de mille de distance en maints endroits où en été on peut à peine le distinguer de tout près. La neige le réimprime, pour ainsi dire, en clairs et blancs caractères de haut relief. Il se peut que les jardins ornés des villas qu’un jour l’on bâtira ici en conservent encore la trace.

L’étang monte et descend, mais si c’est régulièrement ou non, et en quel laps de temps, nul ne le sait, bien que, comme toujours, beaucoup prétendent le savoir. Il est ordinairement plus haut en hiver et plus bas en été, quoique sans correspondance avec l’humidité et la sécheresse générales. Je me rappelle l’avoir vu d’un pied ou deux plus bas, et aussi de cinq pieds au moins plus haut, que quand j’habitai près de lui. Une étroite barre de sable y pénètre, dont un côté donne sur une très grande profondeur d’eau, et sur laquelle j’aidais à faire bouillir une marmite de « chowder »[1], à quelque six verges de la rive principale, vers 1824, ce qu’il n’a pas été possible de faire depuis vingt-cinq ans ; et d’autre part, mes amis m’écoutaient d’une oreille incrédule lorsque je leur racontais que quelques années plus tard j’avais pour habitude de pêcher du haut d’un bateau dans une crique retirée des bois, à quinze verges du seul rivage qu’ils connussent, endroit qui fut il y a longtemps converti en prairie. Mais l’étang, qui n’a cessé de monter depuis

  1. Mélange de poisson et de biscuits.