Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/17

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un camp fermé de murailles. On voit que même ils n’y rassemblèrent pas toutes leurs forces, et que, par disette de vivres, ils se mirent à cultiver la Chersonèse, et à faire le brigandage. C’est à quoi il faut surtout attribuer la résistance des Troyens pendant dix ans ; comme les Grecs étaient dispersés, leurs ennemis se trouvaient toujours en force égale contre ceux qui restaient. Mais s’ils étaient arrivés avec des munitions abondantes, restés ensemble, ils auraient fait continuellement la guerre sans se distraire par le brigandage et l’agriculture ; et supérieurs dans les combats, ils auraient pris aisément la place. Ils furent même en état, sans être réunis, de résister avec la portion de troupes qui était toujours prête au combat ; attachés constamment au siège, ils se seraient rendus maîtres de Troie en moins de temps et avec moins de peine. Ainsi, faute de richesses, les entreprises antérieures avaient été faibles, et celle-là même, bien plus célèbre que les précédentes, fut au-dessous en effet de la renommée et des récits accrédités aujourd’hui sur la foi des poètes.

XII. Et même encore après la guerre de Troie, la Grèce, toujours sujette aux déplacemens et aux émigrations, ne put prendre d’accroissement, parce qu’elle ne connaissait pas de repos. Le retour tardif des Grecs occasiona bien des révolutions ; il y eut des soulèvemens dans la plupart des villes, et les vaincus allèrent fonder de nouveaux états. La soixantième année après la prise d’Ilion, les Bœotiens d’aujourd’hui, chassés d’Arné par les Thessaliens, s’établirent dans la contrée appelée maintenant Bœotie ; elle se nommait auparavant Cadméide. Il s’y trouvait dès long-temps une portion de ce peuple, et elle avait envoyé des troupes devant Ilion. Ce fut dans la quatre-vingtième année après la prise de cette ville, que les Doriens occupèrent le Péloponnèse avec les Héraclides.

Après une longue période de temps, la Grèce, parvenue enfin avec peine à un repos solide et n’éprouvant plus de séditions, envoya hors de son sein des colonies : les Athéniens en fondèrent dans l’Ionie et dans la plupart des îles ; les Péloponnésiens dans l’Italie, dans la plus grande partie de la Sicile et dans quelques endroits du reste de la Grèce. Tous ces établissemens sont postérieurs au siège de Troie.

XIII. Quand la Grèce fut devenue plus riche et plus puissante, des tyrannies[1] s’établirent dans la plupart des villes, à mesure que les revenus y augmentaient. Auparavant la dignité royale était héréditaire[2], et les prérogatives en étaient déterminées. Les Grecs alors construisirent des flottes et se livrèrent davantage à la navigation. On dit que les Corinthiens changèrent les premiers la forme des vaisseaux, qu’ils les construisirent sur un modèle à peu près semblable à celui d’aujourd’hui, et que ce fut à Corinthe que furent mises sur le chantier les premières trirèmes grecques. On sait que le constructeur Aminoclès, de Corinthe, fit aussi quatre vaisseaux pour les Samiens. Il s’est écoulé tout au plus trois cents ans jusqu’à la fin de la guerre dont j’écris l’histoire, depuis qu’Aminoclès vint à Samos. Le plus ancien combat naval dont nous ayons connaissance, est celui des Corinthiens contre les Corcyréens ; il ne remonte pas à plus de deux cent soixante ans au-dessus de la même époque.

Corinthe, par sa situation sur l’isthme, fut presque toujours une place de commerce, parce qu’autrefois les Grecs, tant ceux de l’intérieur du Péloponnèse que ceux du dehors, faisant bien plus le négoce par terre que par mer, traversaient pour communiquer entre eux, l’intérieur de cette ville. Les Corinthiens étaient donc puissans en richesses, comme le témoignent les anciens poètes ; car ils donnent à Corinthe le surnom de riche. Quand les Grecs eurent acquis plus de pratique de la mer, ils firent usage de leurs vaisseaux pour la purger de pirates, et les Corinthiens, leur offrant alors un marché pour le commerce de terre et le commerce maritime, eurent une ville puissante par ses revenus.

La marine des Ioniens se forma beaucoup plus tard sous le règne de Cyrus, premier roi des Perses, et sous celui de Cambyse, son fils. Ils firent la guerre à Cyrus, et furent quelque temps les maîtres de la mer qui baigne leurs

  1. Le mot tyran signifiait en grec un usurpateur de la puissance souveraine, même lorsqu’il l’exerçait avec douceur. Cependant les poètes et les orateurs emploient souvent le mot tyrannos comme synonyme de basileus (roi). Une des tragédies de Sophocle est intitulée Œdipos tyrannos, et il faut traduire Œdipe roi, et non Œdipe tyran.
  2. La dignité royale était héréditaire. Voilà la différence que les Grecs mettaient entre la royauté et la tyrannie. Dans nos langues modernes, ce dernier mot emporte avec lui l’idée de cruauté, et il s’applique même à un souverain héréditaire qui opprime ses sujets.