Page:Thucydide - Œuvres complètes, traduction Buchon, pp001-418, 1850.djvu/29

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vires d’Athènes. On les avait expédiés après le départ des dix autres, dans la crainte, comme il était arrivé, que les Corcyréens ne fussent vaincus, et que ce ne fût pas assez des premiers vaisseaux pour les défendre.

LI. Les Corinthiens furent les premiers à les apercevoir ; ils soupçonnèrent qu’il y en avait plus qu’ils n’en voyaient, et c’est ce qui les faisait reculer. Comme ces bâtimens venaient d’un côté où ne pouvait guère porter la vue des Corcyréens, ils ne les découvrirent pas, et la manœuvre des Corinthiens les étonnait ; mais enfin ceux des leurs qui les aperçurent les premiers, s’écrièrent qu’une flotte venait les attaquer. Aussitôt eux-mêmes opérèrent leur retraite. Le jour tombait ; les Corinthiens revirèrent de bord et partirent. Ce fut ainsi que les deux flottes se séparèrent, et la nuit mis fin à tous combas.

Les Corcyréens avaient leur camp à Leucymne, et les vingt vaisseaux d’Athènes, flottant à travers les morts et les débris de navires, y abordèrent peu de temps après qu’on les eut aperçus. Ils avaient pour commandans Glaucon, fils de Léagre, et Andocide, fils de Léogoras. Les Corcyréens, dans l’obscurité, avaient d’abord craint que ce ne fussent des vaisseaux ennemis ; mais quand ils les eurent reconnus, ils les reçurent dans la rade.

LII. Le lendemain, les trente vaisseaux d’Athènes sortirent du port avec ceux des Corcyréens qui étaient en bon état ; ils cinglèrent vers Sybota, où mouillaient les Corinthiens, pour voir s’ils voudraient s’essayer de nouveau. Ceux-ci mirent à la voile et s’avancèrent en ordre de bataille ; mais dès qu’ils furent en haute mer, ils restèrent dans l’inaction. Ils n’avaient pas envie d’engager une affaire à la vue du renfort que venaient de recevoir les Athéniens, et d’autres difficultés les arrêtaient : la garde des prisonniers qu’ils avaient à bord et le défaut de tout pour radouber, dans une solitude, ceux de leurs bâtimens qui avaient été maltraités. Ce qui les occupait le plus c’était le moyen de faire une retraite ; ils craignaient que les Athéniens, depuis qu’ils en étaient venus aux mains avec eux, ne regardassent la trêve comme rompue, et ne s’opposassent à leur retour.

LIII. Ils prirent le parti de faire monter sur une barque légère quelques hommes sans caducée, et de les envoyer aux Athéniens, pour tâter leurs dispositions. Voici les paroles que prononcèrent ces députés : «Vous faites une injustice, ô Athéniens, de commencer la guerre et de rompre le traité. Vous vous opposez à la vengeance que nous voulons tirer de nos ennemis et vous prenez les armes contre nous. Si votre dessein est d’empêcher que nous ne nous portions contre les Corcyréens ou ailleurs, suivant notre volonté, si vous avez résolu de rompre la paix, prenez-nous les premiers, nous qui venons nous remettre en vos mains, et traitez-nous en ennemis. »

Ils parlèrent ainsi : tous les Corcyréens qui pouvaient les entendre s’écrièrent qu’il fallait les arrêter et leur donner la mort ; mais les Athéniens répondirent : « Nous ne commençons pas la guerre, ô Péloponnésiens, et nous n’avons pas dessein de rompre la paix, mais nous sommes venus au secours des Corcyréens qui sont nos alliés. Nous ne vous empêcherons pas d’aller où vous voudrez ; mais si vous attaquez Corcyre ou quelque lieu qui en dépende, nous mettrons toutes nos forces à ne pas souffrir cette entreprise. »

LIV. Sur cette réponse des Athéniens, les Corinthiens se disposèrent à regagner leur pays : ils dressèrent un trophée à Sybota, sur le continent. Les Corcyréens recueillirent les débris de leurs vaisseaux et leurs morts ; la vague les avait poussés au rivage, et un vent qui s’était élevé pendant la nuit les avait dispersés sur toute l’étendue de la côte. Ils dressèrent de leur côté, en qualité de vainqueurs, un trophée dans un autre endroit qui porte aussi le nom de Sybota, et qui est aussi dans une île. Voici les raisons qu’avaient les deux partis pour se regarder comme victorieux : les Corinthiens, supérieurs dans le combat naval jusqu’à la nuit, avaient recueilli leurs morts[1] et les débris de leurs vaisseaux ; ils n’avaient pas fait moins de mille prisonniers et avaient mis hors de

  1. Après les batailles, le parti vaincu traitait avec le parti victorieux pour avoir la permission d’enlever ses morts. Demander cette permission, c’était avouer sa défaite, puisqu’on reconnaissait qu’on ne pouvait les enlever de force. On les recevait, par convention, par traité, sous la foi publique. Les vainqueurs enlevaient les leurs, sans avoir besoin d’aucune convention. Cet usage est souvent indiqué dans Thucydide. Ici, les Corinthiens et les Corcyréens enlevèrent leurs morts sans avoir besoin de traiter, ce qui donnait aux uns et aux autres le droit de s’attribuer la victoire.